Ahmet Insel : « Le grand dilemme des forces démocratiques en Turquie, c’est leur coupure avec les classes populaires »

mercredi 4 octobre 2023, par Ahmet Insel, Emre Öngün

Au lendemain des élections présidentielles en Turquie, Ahmet Insel, journaliste et politologue turc, répondait à nos questions sur la situation politique de son pays et envisage les suites politiques avec la victoire d’Erdogan.

Ce texte est tiré du dernier numéro de notre trimestriel, Lignes d’Attac, disponible en adhérant ou en s’abonnant.

Les oppositions ne semblent pas avoir réussi à prendre la majorité au parlement et le candidat commun Kemal Kiliçdaroglu a finalement échoué au second tour. Qu’est-ce qui a manqué aux oppositions ?

D’abord, il faut souligner que le soutien de quasiment toutes les oppositions à un candidat à la présidence dès le premier tour est une première en Turquie ; et le résultat n’est pas si mauvais avec 45 % des voix. Le résultat plus inattendu est l’obtention de la majorité parlementaire par la coalition formée autour du parti d’Erdogan, l’AKP.

Une partie de l’électorat, pourtant mécontent du pouvoir d’Erdogan, semble s’être décidé à voter pour lui pour grosso modo trois raisons : préférence pour la poursuite avec Erdogan au lieu d’essayer un gouvernement hétéroclité composé de six partis ; inquiétude attisée par Erdogan et ses alliés sur le soutien apporté par le parti prokurde de gauche à Kiliçdaroglu ; mécontentement des conservateurs sunnites face à la perspective de l’élection d’un Alévi comme président.

Ce résultat intervient alors que la Turquie traverse une longue crise économique et sociale et que l’État turc a montré son incurie face au tremblement de terre en février, qu’est ce qui permet la résilience du régime erdoganiste ?

C’est le clientélisme. Rien n’empêche Erdogan de construire au plus vite, route, aéroport, immeuble d’habitation ou pont. Il passe outre les principes de l’État de droit et utilise tous les moyens de l’État pour sa propre propagande d’autant plus facilement que nous vivons dans un régime de parti-État. De plus, Erdogan présente toutes les dépenses publiques, au premier chef desquelles les prestations sociales, comme des largesses faites par lui-même et son parti, dont le nombre d’adhérent·es serait de onze millions.

Même s’il s’agit là d’un chiffre gonflé, on doit garder en mémoire que l’adhésion à l’AKP est un passage nécessaire pour pouvoir bénéficier du réseau clientéliste, et notamment des aides sociales. Dans les territoires détruits par les tremblements de terre du 6 février, les gens ont voté pour Erdogan parce qu’ils pensaient que lui seul serait capable de faire construire rapidement des logements. Il y a une symbiose entre la demande de patronage d’une partie importante de la population et la conception de gouvernement d’Erdogan qui veut « diriger le pays comme une société anonyme » ainsi que le souhaitent tous ceux et toutes celles qui adhèrent à l’idéologie néo-libérale.

L’AKP d’Erdogan a des alliés au parlement, en particulier les ultranationalistes du MHP et, désormais, les ultranconservateurs du YRP. Quelles peuvent être les conséquences de leur plus grand poids gagné au sein de la coalition au pouvoir ?

Depuis le référendum de 2017 instaurant un régime hyperprésidentiel, Erdogan a perdu la possibilité de gagner l’élection présidentielle et d’obtenir la majorité parlementaire sans l’apport de ses alliés d’extrême-droite, qui étaient auparavant parmi ses opposants les plus virulents. Le centre de gravité de l’espace politique en Turquie s’est déplacé vers l’extrême-droite. Erdogan, avec l’appui de ses alliés ultra-radicaux, islamistes ou nationalistes, mène une politique pour obtenir l’hégémonie culturelle de l’islamo-nationalisme.

Quelles pistes pour les forces démocratiques en Turquie après ce résultat en dessous des attentes ?

La victoire d’Erdogan risque de causer une grande démoralisation dans les rangs des forces démocratiques. Il y aura des interrogations et des recompositions, y compris dans le mouvement kurde. La Turquie est un pays trop centraliste ; il n’y a quasiment pas d’autonomie locale, ni de bribes de décentralisation. Probablement que les forces démocratiques et ceux qui défendent un certain mode de vie moderne avec notamment les libertés reconnues aux femmes vont essayer de créér désormais des espaces d’autonomie et de solidarité entre eux. Mais ceci va aussi accentuer la polarisation géographique et sociale.

Le grand dilemme des forces démocratiques en Turquie, c’est leur coupure avec les classes populaires, sauf pour le mouvement kurde. Il suffit de regarder la carte des résultats électoraux à Istanbul où l’opposition à Erdogan est massive dans les quartiers où sont concentrées les classes moyennes-supérieures, alors que les quartiers populaires ont majoritairement voté pour Erdogan. Ce phénomène est devenu le vrai talon d’Achille de la gauche en Turquie.

Propos recueillis par Emre Öngün

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