Déconstruction, intersectionnalité, universalisme : quoi de commun ?

vendredi 17 juin 2022, par Bernard Couturier *

Dans un contexte où l’esprit de recherche désintéressée de l’université française est sérieusement mis à mal par des recherches de rentabilité, déconstruction, intersectionnalité, universalisme, tous ces termes sont l’objet de fantasmes et de polémiques qu’il va falloir balayer si on veut discuter sérieusement. Un exemple récent de confusions multiples a été donné par le colloque organisé par M. Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, sur « le wokisme et la déconstruction », colloque mené avec des mots qui sont d’une stupidité et d’une perversité innommables [1].

Examinons ces termes d’un point de vue politique, au sens où Aristote disait : « l’homme est un animal politique », c’est-à-dire au sens de faire société. Je m’inscris pour cela à la fois dans la lignée de l’esprit critique universitaire français, et dans celle de l’œuvre de Marx, depuis ses œuvres de jeunesse jusqu’à celles de la maturité, y compris avec toutes les incertitudes et aussi toute la créativité de l’œuvre en question.

La déconstruction

La déconstruction fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler la « french theory ». L’appellation est connue mais son itinéraire est étrange. Elle a pour géniteurs beaucoup d’auteurs français des années 1960, les plus connus étant Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Claude Lévi-Strauss. Ces auteurs, réputés en leur temps, mais relativisés aujourd’hui ont continué à être étudiés aux États-Unis, pour aujourd’hui nous revenir sous le nom de « french theory ».

La « déconstruction » est l’un des concepts de ce corpus théorique.

La déconstruction est un terme à la fois emprunté et créé par le philosophe Derrida. Ce terme est emprunté à la linguistique pour désigner la méthodologie de recherche des présupposés et des incohérences d’un texte. Cette méthodologie, littéraire à l’origine, est transposée par le philosophe Derrida dans le domaine de la philosophie politique, transposition notamment par la création du concept de « différance », écrit avec un « a » et non avec un « e ». Par ce concept, l’auteur indique deux directions de « déconstruction », dont l’objectif ambitieux est de renouveler l’esprit critique traditionnel.

D’une part, par « différance », il faut entendre « différer », au sens de suspendre son jugement. La recherche du sens relève non de l’immédiateté de l’intuition mais de la réflexion sur les origines et les effets.

Dans son deuxième sens, la « différance » c’est aussi la différenciation. Comment l’objet examiné est différent de son passé et de l’anticipation dont il peut être l’objet. La « différance » met le monde et les choses à distance dans le temps, dans l’espace et aussi dans leur rapport à soi-même.

Quelles sont les principales données de cette déconstruction ?

En premier lieu, la déconstruction est une critique de l’unicité du sujet. C’est la critique du « je pense, donc je suis » du cogito cartésien. De critique révolutionnaire du monopole divin de la lumière et de l’omniscience, la thèse cartésienne du Moi sujet de toute vérité a été remise en cause de multiples manières.

Poétiquement, avec le « Je est un Autre » d’un Rimbaud prônant le dérèglement de tous les sens, d’être autre que soi pour comprendre sa propre multiplicité. Scientifiquement, avec Freud, on n’est pas un, mais trois : le moi, le ça et le surmoi, la partie consciente et la partie inconsciente, les deux qui constituent notre personnalité, dans un tout où le conscient n’est pas maître chez soi. La « déconstruction », c’est l’affirmation de la pluralité du Soi.

En deuxième lieu, la critique déconstruit toutes les oppositions binaires en particulier – ce qui va nous emmener à l’origine de l’intersectionnalité – l’opposition à la binarité homme/femme, masculin/féminin. Critique d’une binarité à laquelle bien d’autres vont s’ajouter.

Déconstruire, c’est admettre, rechercher en quoi nous sommes pluriels. La déconstruction ne laisse intacte aucune de ces binarités.

Récemment encore, l’anthropologue Philippe Descola s’est attaqué à la binarité Nature/Culture fondatrice des travaux de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss [2].

Toutes ces oppositions binaires sont alors déconstruites pour être comprises d’une tout autre manière. La « déconstruction » se veut critique de la critique, un mouvement intellectuel qui remet en cause les méthodes critiques traditionnelles de la philosophie politique ou du mode de vie en général.

L’intersectionnalité est l’une des résultantes de cette critique critique.

L’intersectionnalité

Le terme d’intersectionnalité est inventé à la fin des années 1980 par la juriste afro-américaine Kimberle Crenshaw. Cette formule se constitue sur la base d’une remise en cause du féminisme des années 1980.

Selon cette juriste, le féminisme restait trop l’apanage de femmes blanches, dans l’incapacité de comprendre et de lutter dans les mouvements féministes contre la spécificité de l’oppression des femmes afro-américaines. Appartenir à la « race » noire introduit une stigmatisation supplémentaire qui, non prise en compte par un féminisme animé par des femmes blanches, empêche les femmes noires d’assumer pleinement un rôle ou des activités féministes.

« L’intersection » entre oppression en tant que femmes et oppression en tant que noires doit être pensée et agie en vue de formaliser et lever pour toutes les femmes les situations de sujétion propre dont elles sont l’objet.

Par la suite, la méthodologie de l’intersectionnalité, c’est-à-dire la combinaison d’oppressions spécifiques à la fois décryptées et combattues a été transposée à l’ensemble des discriminations, dont l’homosexualité ou les multiples déclinaisons de l’éclatement de la binarité genrée homme/femme.

L’approche théorique et pratique par le concept d’intersectionnalité tend à s’appliquer aujourd’hui à toutes les oppressions et discriminations pour comprendre à la fois comment celles-ci se croisent et se combinent, et comment les combattre.

En quoi ce concept, destiné à l’origine à surmonter des oppressions peut-il néanmoins susciter de nouveaux conflits ?

Dans l’histoire de la vie politique et sociale française, oppressions et dominations ont tendance à être réduites « en dernière instance » à la seule domination de la classe des possédants des moyens de production sur la classe sociale qui n’a que sa force de travail à vendre pour pouvoir survivre. Cette tendance – toujours prégnante – se confronte à la nécessaire reconnaissance de la multiplicité, voire de la multiplication des situations de domination des nouveaux temps modernes. Le constat s’impose : l’oppression binaire d’une classe sur une autre ne peut pas tout expliquer et encore moins permettre toutes les émancipations. Déjà, la philosophe Geneviève Fraisse remarquait ironiquement que les luttes féministes intervenaient « toujours à contretemps ».

En fait l’approche marxisante des oppressions est plus complexe que la seule opposition binaire capital/travail. Lorsqu’on examine les œuvres du jeune Marx notamment, cette notion d’intersectionnalité, si elle n’est pas explicitement invoquée, intervient déjà avec l’irruption dans le champ politique du concept d’aliénation, jusque là réservé au domaine juridique ou médico-psychiatrique. En témoigne notamment le film « Le jeune Marx » [3]pour découvrir les premières réflexions de Marx et d’Engels dans cette direction.

Aujourd’hui, les notions et les méthodologies de la déconstruction et de l’intersectionnalité sont galvaudées par des présentations péjoratives et clivantes du « wokisme » et de la « cancel culture » Qu’en est-il en réalité ?

En anglais, « to be awake » signifie « être éveillé », c’est-à-dire prendre conscience, voir les choses d’une autre manière, de manière déconstructive, pourrions-nous dire. Cette prise de conscience n’est pas seulement intellectuelle, elle est pratique. En termes religieux, on parlerait de conversion. L’autre terme tiré de l’intersectionnalité est « cancel culture », traduit littéralement par « culture de la dénonciation », appellation fortement péjorative en France tant elle rappelle un passé peu glorieux.

En revanche, avec le phénomène #metoo, « wokisme » et « cancel culture » traduisent la durabilité d’une démarche à l’œuvre : une prise de conscience pratique, une pensée à la fois du dire et du faire. La « dénonciation » n’est pas dans le registre du débat d’idées ou de la polémique mais dans le registre pratique.

 « Balance ton porc » donne lieu à la fois à la fois à débats publics, éthiques et juridiques, à enquêtes et poursuites judiciaires. Les atteintes sexuelles ne sont plus euphémisées au nom d’un certain « esprit français », mais sont de plus en plus considérées comme des atteintes au plus profond des personnes. Contrairement à une certaine tradition idéaliste, une prise de conscience n’est pas quelque chose d’abstrait. Le phénomène #metoo traduit une prise de conscience pratique historique, illustrative de la portée et de la pertinence des analyses et des pratiques issues des concepts d’intersectionnalité et de déconstruction.

Dans le même sens, et contrairement à la stigmatisation dont elles sont l’objet, les réunions non mixtes se situent dans la continuité de l’histoire tant des luttes féministes que des luttes anti-racistes. Frantz Fanon, déjà, dans Peaux noires et masques blancs [4], décryptait les mystifications des relations Blancs/Noirs pour mieux indiquer les voies d’une émancipation. Rappelons aussi la tradition des réunions non mixtes dans l’histoire du féminisme. La légitimité des opprimés et des dominés à débattre entre eux ne saurait être contestée.

Cela dit, il est non moins légitime d’appliquer au concept d’intersectionnalité la méthode critique critique de déconstruction pour tenter d’en situer les limites.

La première de ces limites provient de l’origine historique états-unienne de ce concept. La construction vécue et conçue de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas est spécifique de ce territoire, comme en témoignent les histoires « différantes » de la construction du droit à l’avortement en France et aux États-Unis.

En France, ce droit est la résultante de mobilisations sociales et d’un vote parlementaire. Aux États-Unis, c’est la résultante de mobilisations civiques et d’un jugement de la « Cour Suprême ». D’une manière générale, en France, le droit relève de lois votées au Parlement, aux États-Unis, le droit relève du judiciaire. Au-delà, le penser du droit et du juste se construit différemment selon l’histoire particulière de la construction du droit dans les deux États.

En conséquence, et d’une manière générale, les transferts de signifiés de l’un à l’autre des deux États sont à problématiser et ne peuvent en rester à la seule transposition de l’un à l’autre. Le vécu et le conçu du droit et du juste opposables à une domination se construisent différemment selon les histoires et les lieux. Ils ne sont pas immédiatement transposables d’une aire historico-culturelle à une autre.

Deuxième réserve : qui dit intersectionnalité dit intersections d’oppressions et de dominations. Or, ni en fait ni en droit, aucune lutte contre l’une ou l’autre de ces oppressions ou dominations n’a vocation à s’imposer aux autres. Pour filer la métaphore de la circulation routière, aux intersections, le droit d’aller et de venir est imprescriptible, mais pour autant tout le monde ne peut prétendre à la priorité. Dès lors, des priorités de droit ou de fait prennent le dessus.

Ainsi, en France, un phénomène appelé « diversité managériale » reprend à son compte la diversité des populations – « nous ne sommes pas tous pareils, chacun a son style, son mode de vie … » – pour, en réalité, capter ces différences et mieux faire fonctionner un système concurrentiel marchand. Avec pour conséquence un système de gestion des styles de supermarchés en fonction de catégories sociales, ethniques, culturelles ciblées. Toute une stratégie de marchandisation récupère l’idéal de recherche de la diversité, pour aboutir à de nouveaux enfermements identitaires.

Au-delà de cet exemple, le risque est d’aboutir à la multiplication des intersectionnalités –certes dans le but louable de cerner chaque personne dans toute la complexité de son identité – pour aboutir en fait à une individualisation de plus en plus grande et un délitement des rapports sociaux. Chacun reste seul avec sa propre individualité et sa propre originalité et la rencontre avec l’autre devient impossible.

Dès lors, l’intersectionnalité, concept pratique créé pour approfondir et unifier les luttes contre les discriminations et les oppressions, se retourne en son contraire. Faute de projet, le concept d’intersectionnalité peut aboutir à des processus d’individuations, des concurrences de mémoires, des guerres d’identités, à l’atomisation des personnes dans une « foule solitaire », pour reprendre le titre d’une œuvre de sociologie [5].

Pour conclure en marxiste conséquent, je devais trouver une issue à ces apories dans le monde du travail. Dans les manuels des métiers du bâtiment, à l’article « déconstruction » on peut lire : « la déconstruction désigne, par rapport à la démolition, une destruction sélective et réfléchie d’éléments bâtis, en vue d’en recycler ou réutiliser toute ou partie des matériaux ».

Cette définition devrait nous éclairer sur un usage raisonné et éthique des concepts de déconstruction et d’intersectionnalité.

L’universalisme

Avec la déconstruction et l’intersectionnalité, l’universalisme est le troisième élément d’un triptyque à la fois critiqué, critique et autocritique.

L’universalisme souffre de sa diversité d’origines, réelles ou supposées, de sa proximité apparente avec « universel » et « univers », de sa proximité souvent ignorée avec « les universaux » de la scolastique moyenâgeuse, de sa transposition non maîtrisée de l’anglo-saxon. Le tout dans une certaine confusion de sens entre l’universalisme entendu comme « ce qui s’adresse à tous » et l’universalisme entendu comme « ce qui s’impose à tous ».

L’universalisme ciblé est celui supposé de la « Déclaration universelle des droits de l’Homme et du Citoyen » de 1948, lui-même issu de la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ».

Beaucoup des critiques de cet universalisme sont tout à fait justifiées. Le même pays qui écrit la « Déclaration des Droits de l’Homme » en 1789 ignore le droit de vote des femmes jusqu’en 1944. Le triptyque « liberté, égalité, fraternité » renvoie seulement à la masculinité. On attend encore une réponse à la philosophe féministe Geneviève Fraisse qui préconise de remplacer « fraternité » par « solidarité » afin de mieux comprendre à la fois la diversité des fraternités, la sororité et le respect des identités autres.

Par extension, est aussi visée la laïcité « à la française » (à vrai dire, il n’existe de laïcité qu’en France). Réduite à une neutralité ne tenant compte d’aucune des distinctions sexuelles, culturelles ou religieuses du temps présent, elle aussi doit être critiquée si elle considère que tout doit être assujetti au droit et à la loi et qu’il n’y a aucun compte à tenir de ces distinctions.

Toutefois, si elles ne s’y réduisent pas, les multiples atteintes aux droits humains (exploitation matérielles et sexuelles, violences) des institutions religieuses justifient amplement la nécessaire séparation des Églises et des États. Le religieux ne doit pas interférer sur le politique, deux sphères qui ne doivent pas empiéter l’une sur l’autre. La laïcité ne signifie pas un universalisme de contraintes et d’uniformité mais un universalisme de droits.

Au-delà de ces exemples, la Déclaration universelle des droits de l’Homme – on dit d’ailleurs aujourd’hui plutôt des droits humains – doit donc être revisitée pour des sociétés qui sont autres que des sociétés post-féodales devant rompre avec les inégalités et les dominations héritées de l’Ancien Régime.

Pour conclure sur l’application de la pensée déconstructive aux critiques contemporaines qu’elle inspire, examinons comment deux auteurs, Hobbes et Rousseau, se partagent encore aujourd’hui l’explication de la construction des sociétés.

Rousseau est le principal inspirateur direct ou indirect des différentes déclarations des droits de l’Homme. Toute critique de l’universalisme renvoie à cet auteur et aux constructions politiques qu’il a inspirées. Deux formules peuvent résumer le projet rousseauiste. Premièrement, « l’homme est naturellement bon et c’est la société qui le déprave ». On ne reviendra jamais aux satisfactions et aux harmonies de l’état de nature, c’est à la société d’empêcher les inégalités et de distribuer les mêmes droits. Deuxièmement, « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ». La légitimité de la liberté n’est pas d’ordre naturel, elle émane de conventions humaines : c’est le projet du « Contrat social », expression dont Rousseau est probablement le créateur.

Dans ce « contrat », l’organisation sociale « juste » repose sur un accord entre tous les participants sans exception, contrairement à la démocratie grecque qui excluait femmes, enfants et étrangers de la citoyenneté de plein droit. Cet accord est de principe et ne souffre aucune exception, même si ses applications historiques sont défaillantes.

Pour Hobbes, par nature, c’est par crainte de la mort violente que l’homme est amené à faire société. L’état de nature est un état de guerre de tous contre tous. Une entente est nécessaire pour garantir liberté, sécurité et espoir de bien vivre. Pour lui, tous les individus sont en concurrence. Selon une expression qui lui est prêtée, « l’homme est un loup pour l’homme ». La seule manière de faire société est de se doter d’un système, d’un pacte, où tous s’entendent pour déléguer leur pouvoir de décision à un souverain suprême, souverain au sens de pouvoir sans partage. Ce Souverain – qui peut être en nom collectif – est là pour garantir que les affrontements n’aient pas lieu, pour le bien-être et le progrès de tous.

Pour y parvenir, chacun doit transférer au Souverain ses droits naturels. Chacun devient à la fois sujet du Souverain, tout en partageant la responsabilité des actes de celui-ci. Pour finir, le respect des conventions est obtenu par la crainte du châtiment.

Ces deux projets se confrontent. L’un parie sur une liberté et une égalité sans partage ni limites, l’autre sur un équilibre de contraintes et de devoirs. Ces deux projets ont en commun la référence à un état de nature, devenu très hypothétique. Ce caractère hypothétique ruine toute certitude dans le choix entre l’un ou l’autre des deux projets « contractualistes » proposés.

Dans un contexte mondialisé de montée en puissance de multiples systèmes de domination, ce sont pourtant à ce choix de projet que sont confrontés déconstruction, intersectionnalité et universalisme.

Ce texte est la transcription d’une communication faite par l’auteur aux Rencontres d’Espaces Marx Bordeaux-Aquitaine, en janvier 2022.

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