Les luttes pour la réappropriation de l’outil numérique et le capitalisme de plate-forme

vendredi 14 janvier 2022, par Patrick Cingolani *

Chaque jour les plates-formes gagnent toujours plus de terrain sur notre vie quotidienne. Il y a des plates-formes pour notre santé (Doctolib), pour l’enseignement et les conférences dans les universités ou les entreprises (Zoom), pour louer un appartement ou une maison de vacances (Airbnb), pour être en relation avec nos amis (Facebook, TikTok) pour acheter des livres ou des articles de consommation courante (Amazon), pour télécharger de la musique (Spotify) pour nous déplacer (Uber, Caocao), pour nous restaurer (Deliveroo), pour nous informer (Google), etc.

Réalisant rarement en tant que tels des tâches ou des services, elles sont de plus en plus les intermédiaires gérant de nombreux moments de notre vie et elles semblent se multiplier en un maquis de plus en plus divers de dispositifs de moindre envergure qui s’essaient au processus de reterritorialisation du commerce de détail en commerce de gros ou en demi-gros (La Fourche), ou proposent au gré de l’inventivité de leurs créateurs de réaliser des sondages (Click dans Walk) ou des micro-tâches (Foule Factory). Les sphères du spectacle, du jeu, n’échappent pas, elles non plus, aux plates-formes. Sur les grands sites d’hébergement, des micro-entrepreneurs se filment : tantôt ils performent des jeux en ligne (Twich), tantôt se mettent en scène dans des déballages d’habits ou dans des vidéos de divertissement (YouTube).

À travers les plates-formes, c’est ainsi une bonne partie de nos interactions sociales qui sont en train de se transformer tandis que la plupart de nos relations à l’espace et au temps se modifient. Ce mouvement en proie à un néocapitalisme qui entame non seulement les derniers acquis d’un État social, dont les institutions publiques sont exsangues, mais qui dérégule chaque jour encore davantage les dispositifs légaux du travail et les formes de solidarité ou de coopération vernaculaires ne peut être laissé à son cours disruptif. Il convient d’envisager de manière précise et relativement exhaustive les orientations et les tensions qui se dessinent à l’intérieur d’un processus qui, comme la révolution industrielle, allie les puissances socialisées d’un capitalisme en recomposition à une mutation technologique : la révolution numérique. Il s’agit aussi de formuler les arguments et les lieux d’une résistance et d’une offensive à l’égard de chacun des pas de cette révolution, que ce soit sous l’angle de ses conséquences environnementales, de ses effets sur les conditions de communication ou de socialisation, ou que ce soit, comme ce sera plus particulièrement le cas dans le présent article, dans sa capacité à déterritorialiser et à reterritorialiser l’entreprise et à désinstitutionnaliser les rapports de travail au profit de leur marchandisation toujours plus grande. L’hybridation capitaliste avec la révolution industrielle dont nous commençons à mesurer pleinement les conséquences délétères a, dès le XIXe siècle, fait l’objet d’une critique socialiste [1]. De Fourier à Morris en passant par le jeune Marx [2], certains théoriciens et acteurs du mouvement ouvrier ont su mesurer les blessures que la civilisation industrielle naissante « infligeait à la nature humaine [3] ». Nous ne saurions laisser à lui seul le mouvement de transformation de notre sensibilité, de notre expérience et de notre dignité au nom de la récupération néolibérale d’une vulgate aujourd’hui épuisée : une nécessité historique contre laquelle il est vain de lutter [4]. Une lecture dialectique des transformations techniques et sociétales invite à approcher les contradictions, les conflits, les alternatives qui traversent la situation présente.

On se propose dans ce cadre de traiter plus particulièrement de la manière dont les plates-formes capitalistes impactent le travail et les travailleurs et provoquent des effets disruptifs quant aux conditions de protection et de sécurisation du travailleur en commençant d’abord par subvertir la relation salariale au profit de l’auto-entreprenariat. Si selon N. Srnicek on peut distinguer plusieurs types de plates-formes : les plates-formes publicitaires (Google, Facebook), les clouds (Amazon Web Service, ou Amazon Marker Place), les plates-formes industrielles (MindSphere de Siemens), les plates-formes de produits (Spotify) et enfin les plates-formes maigres [5], c’est plus particulièrement à ces dernières que l’on s’intéressera. Qu’il s’agisse d’Uber, de Foodora ou de TaskRabitt, on sait que dans ces plates-formes le rapport de triangulation algorithme-client-travailleur y est plus particulièrement accentué et même constitutif d’un modèle où la catégorie d’employeur est déniée. Les travailleurs sont externalisés et leurs moyens de travail, leurs appartements, leurs chauffages, leurs téléphones, leurs vélos, leurs automobiles sont le plus souvent à leurs frais. Au nom de l’artifice du partage et de la « sharing economy » eux-mêmes ne sont pas les travailleurs de la plate-forme, mais ses partenaires ou sinon ses usagers. Représentatif du schème argumentatif de toutes les autres plates-formes, Uber se défausse de toute relation salariale et de tout coût de main-d’œuvre, en rappelant qu’il n’est pas une entreprise de voiturage et fait déclarer par ses avocats : « Nous faisons de l’argent avec des licences de logiciel » [6]. Ces plates-formes cherchent autant que faire se peut à réduire à zéro les coûts de formation ou de maintenance. Elles se concentrent sur la fonction d’extraction à la fois minimale et vitale à travers la gestion algorithmique des travailleurs et de leurs clients et tirent de leur savoir-faire sur l’algorithme une rente de monopole. Dans la continuité avec l’ouvrage récemment paru La colonisation du quotidien, l’article tentera de montrer en quoi au-delà du salariat, c’est le travail lui-même qui devient l’objet de la subversion du capitalisme de plate-forme, à partir du moment où les repères sociaux du temps et du lieu de travail sont floués ou contournés par la puissance wireless du numérique.

Repousser la frontière

La sphère de l’internet est depuis longtemps en relation avec le monde matériel du travail et de l’entreprise. Elle en double et en prolonge la temporalité et l’espace. La cohabitation et l’hybridation de l’une et de l’autre supposent des interférences mutuelles et, au sein de rapports structurés par le capitalisme, des asymétries diverses. Le numérique ouvre de nouveaux espaces virtuels pour la commercialisation de produit (Marketplace) mais il ne cesse, par ailleurs, de franchir les frontières et les murs qui circonscrivaient les enceintes historiques du travail et de la reproduction, de la vie professionnelle et de la vie privée. Il contourne les limites de l’espace. Il conquiert de nouvelles plages de temps. Les possibilités numériques de décalibrer les normes temporelles ont depuis quelques années été repérées : relations réflexes aux courriels, intrusion de tâches dans des moments hors activité professionnelle, multiplication des espaces et des temps de travail, sollicitations multitâches éventuellement entre temps de loisir et temps de travail. L’expérience récente et massive d’un télétravail pourtant encadré par le salariat nous a instruits de ces possibles débordements numériques des temporalités réglées ; elle nous donne la mesure de la force d’intrusion du travail dans un contexte d’indépendance ou de micro-entreprenariat. Ce sont d’abord les traits morphologiques de la société fordiste qui sont désormais bouleversés [7]. L’organisation sociale du XXe siècle qui a été caractérisée par une séparation entre l’espace professionnel et l’espace domestique et par une unité de temps et de lieu propre à chacune des sphères a été ébranlée par les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication). Dans la temporalité de sociétés dont la durée socialement consacrée au travail a énormément baissé par rapport à la première moitié du XXe siècle, le numérique apparaît comme une puissance de subversion des frontières. Il entre dans les chambres ou pénètre les appartements des indépendants. Certes, le travail industriel pesait bien sur le temps domestique de la travailleuse ou du travailleur. L’expérience des 3 × 8 ou des 4 × 8, ou la double journée des ouvrières, dénonçaient une présence hétéronomique jusque dans la vie intime [8]. Mais, précisément, le travail se manifestait dans une présence oppressive, accompagnée d’un sentiment d’aliénation, là où désormais il prend de court la résistance du travailleur et pénètre plus insidieusement dans une vie quotidienne par ailleurs diversement sollicitée par des instruments digitaux multitâches et familiers (portable, smartphone, ordinateur personnel). Le travail tend à s’accomplir dans l’intimité du domicile, de moins en moins balisé par des marqueurs et des repères temporels.

Parallèlement aux porosités nouvelles des frontières qui hier ont constitué la réalité morphologique du salariat, de nouveaux espaces font l’objet de marchandisation et de prélèvements et finalement d’une colonisation. Internet a d’abord ouvert des zones d’activités libres, associées à la communication et à l’expressivité (blog, jeux, mises en scène de soi, activités relationnelles, etc.) étendant dans une certaine mesure une sphère en friche et libre de droit. Cette sphère fait de plus en plus l’objet de relations commerciales et de contrats commerciaux qui recomposent les rapports de travail et les statuts professionnels comme l’illustrent les nouvelles formes d’auto-entreprenariat ou de micro-entrepreneuriat numériques. Le paiement au « tipee » (pourboires versés par certains spectateurs), la professionnalisation et la rémunération de YouTubeurs par les plates-formes sur leurs gains publicitaires, leurs encouragements à porter, exposer, recommander, consommer des produits en ligne sont autant d’expressions d’un rapport original entre numérique et marché. La possession des supports par les sites d’hébergement ouvre sur de nouveaux abus concernant l’activité créative de ceux qui les utilisent. Apparaît un espace mélangé, hybridé d’activité et de travail, de marchand et non-marchand et des perméabilités constantes entre gratuit et rémunéré.

Une entreprise déterritorialisée

Dans la continuité des dispositifs de flexibilisation et de précarisation du XXe siècle la plate-forme opère comme agent intermédiaire entre un travailleur et un client, sans fonction institutionnelle d’intégration et de socialisation des contractants. En transformant le travailleur et le client en « usagers », d’un côté, elle dénie le rapport social de subordination et le cadre juridique et institutionnel qui lui est associé et, d’un autre côté, elle ouvre de nouvelles possibilités de mise en relation entre « usagers » dans des sphères d’activité qui n’avaient pu jusque-là faire l’objet d’une marchandisation [9]. La possibilité de monitorer la main-d’œuvre par l’intermédiaire de l’algorithme, en l’absence de structuration organique, débouche sur une infinité de tâches qui ne pouvaient être effectuées dans une entreprise, dans un rapport contractuel traditionnel ou dont on ne pouvait tirer aucun profit. Marcher sur un sentier de randonnée équipé d’une caméra (Google View), photographier des biens de consommation sur des gondoles de supermarché (Click and Walk), répondre à des enquêtes en ligne, identifier certains articles sur un ensemble disparate de biens de consommation (Amazon Mechanical TurkAMT) deviennent à partir de ce moment des activités rentables et réalisables pour le compte d’un client. Même dans le cadre des livreurs, le mécanisme automatisé de gestion de la main-d’œuvre permet d’éviter les contraintes d’une organisation du travail. Dans une sorte de parallélisme avec le « picker » des entrepôts géants d’Amazon, les plates-formes de course, de livraison ou de VTC s’emparent du territoire, l’instituent en espace de travail et monitorent à leur gré les travailleurs. Avec les plates-formes, c’est non seulement le salariat qui s’effrite mais aussi toute la spatialité et la temporalité sur laquelle il s’était institué. Tandis que l’entreprise perd ses repères matériels mais persiste comme réseau virtuel d’un contrôle à distance, le travail peut potentiellement s’introduire partout et à toute heure et le marché coloniser les sphères vernaculaires.

Le processus entamé par Uber ou par Deliveroo à travers l’intermédiation d’une main-d’œuvre de livreurs ou de chauffeurs apparaît comme la part la plus émergée de la colonisation capitaliste du quotidien. À partir de la gouvernance algorithmique le principe d’UberPop relevait de la mobilisation du quelconque ou des foules. Bien qu’interdit depuis quelques années par la Cour de justice européenne, ses débuts montrent dans toute sa netteté l’effet colonisateur de sphères vernaculaires et de temporalités normalement régulées par le salariat. Si aujourd’hui le chauffeur d’Uber est un conducteur inscrit sur un registre administratif et titulaire d’une assurance professionnelle, dans le cadre d’UberPop un particulier pouvait, via une simple application sur smartphone, s’improviser chauffeur pour conduire des clients. Une mère de famille pouvait aller chercher des passagers arrivant la nuit à un aéroport, ou comme c’est encore souvent le cas aux États-Unis, un salarié faire des courses en extra avec Uber pour rembourser son crédit et un retraité qui s’ennuie voiturer occasionnellement des clients [10]. Le surge pricing peut solliciter à tout moment le chauffeur dans n’importe quel contexte de hausse d’activité. Les prix affichés sur son application aux heures d’affluence l’incitent à continuer à travailler [11]. Les livreurs de Deliveroo ou de quelques autres plates-formes de course, peuvent là encore être n’importe qui moyennant l’inscription au registre des micro-entrepreneurs. Le temps de travail est à l’appréciation du coursier, mais au sein de cet espace apparemment libre et ouvert qu’est la rue, la plate-forme assure son management algorithmique : décidant des courses, régulant et surveillant les temps, accompagnant le coursier d’un moniteur GPS ; tout cela suivant des conditions techniques à l’insu du travailleur. AMT, Figure Eight aux États-Unis, Foule Factory en France, proposent des micro-tâches parfois séquencées jusqu’à une fragmentation extrême et pouvant être réalisées « à l’arrêt du bus ou dans une salle d’attente [12] ». Retranscrire des tickets de caisse froissés, traduire une fiche produit de l’anglais à l’arabe, identifier les personnalités sur cinq photos, vérifier que les articles à vendre d’un site
d’e-commerce ont les mots-clés adaptés ou les bonnes images, sont les activités tout venant des plates-formes de micro-travail que le « turker [13] » peut accomplir à toute heure du jour ou de la nuit, chez lui ou dans une officine internet s’il est sans domicile.

Alternatives et appropriation

On ne saurait ignorer le vent de dérégulation qui traverse aujourd’hui le monde et, eu égard à une idéologie californienne qui allie le sentiment d’élection à l’arrogance, l’asymétrie qui sépare les deux côtés de l’Atlantique. Il ne suffit pas de remarquer la substitution des fortunes basées sur le numérique (Bezos ou Musk) à celles basées sur les industries fossiles pour circonscrire cette asymétrie, il faut aussi prendre la mesure de la signification objective d’un tel phénomène : un régime de domination et d’exploitation étayé sur le numérique. Il y a peu encore les États pouvaient assurer les dépenses publiques concernant les communications internationales et les voyages orbitaux, ils sont désormais seulement à la portée d’intérêts privés. Google a récemment procédé à l’atterrissement en Vendée de son câble transatlantique sous-marin privé ; Bezos et Musk ont créé deux organisations privées pour le lancement des vols habités vers l’espace alors que les États en ont bien souvent perdu les savoir-faire pour les réaliser. Toute demande d’un nom de domaine doit faire allégeance à l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). Le mouvement de dérégulation commencé aux États-Unis avec ces dispositifs de mise au travail précaire et de gig economy gagne progressivement une Europe qui est la seule à avoir connu les formes de protection sociale associées aux institutions du salariat, tandis que dans le reste du monde le régime salarial a été marginal face à une informalité massive et qu’en Chine les millions de migrants intérieurs originaires des régions rurales sont surexploités dans les entreprises côtières , enrégimentés dans les usines-dortoirs des entreprises taïwanaises [14]. Les réponses doivent être à la mesure d’une asymétrie globale alors que malheureusement les États nationaux ne cessent de concéder aux plates-formes et que celles-ci abrasent les régulations. On comprend que dans ce combat de titans les résultats soient encore modestes même s’il apparaît des dynamiques de luttes dont les sensibilités sont originales parmi les travailleurs. Ainsi, même si l’enjeu de la requalification apparaît comme décisif face aux plates-formes, est-ce moins autour de celles-ci et autour du tâcheronnat que sont mobilisés les livreurs à vélo. La dynamique de lutte a porté sur les stratégies de Deliveroo ou de Foodora pour transformer la rémunération horaire des livreurs en une rémunération à la course. Profitant des fluctuations de la main-d’œuvre, par exemple, en France, en raison de la faillite de Take Eat easy, les plates-formes ont converti les rémunérations à l’heure des coursiers, en rémunération à la tâche, provoquant leur colère et ouvrant des cycles de luttes très larges dans divers pays d’Europe [15]. Des grèves sporadiques mais pugnaces n’ont cessé de ternir l’image de Deliveroo, et accessoirement d’autres entreprises de livraison en mettant visiblement les coursiers en scène dans les rues des grandes métropoles. Depuis 2016 jusqu’en août 2019 en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en France, les mobilisations se sont succédé, et ce fut l’occasion entre autres d’instituer une Fédération transnationale des coursiers [16]. Ce combat sur le temps éclaire l’usage qu’il est fait des plates-formes par les livreurs. Il s’agit de trouver les conditions d’une organisation temporelle ad hoc et d’un type de rapport au travail qui puise parfois dans des subcultures comme celles liées au sport [17]. Les mouvements de réappropriation des plates-formes par leurs usagers sous la forme de coopératives ont permis de trouver une réponse mieux en accord avec ces aspirations. Structurées sur une auto-organisation et un algorithme qui n’est plus au service d’objectifs capitalistes, les coopératives telles que CoopCycle ont permis d’une part de maintenir les exigences d’un ajustement temporel à des activités souvent parallèles (étudiant, auto-entreprenariat dans une profession créative insuffisamment rémunératrice, etc.) tout en salariant les coursiers. Mais elles ont parfois trouvé dans les municipalités ou les collectivités locales des appuis permettant de déplacer la signification de leurs courses, passant du service auprès d’une clientèle aux comportements individualistes et consuméristes à des services solidaires à l’intention des personnes déshéritées ou isolées [18]. Les chauffeurs d’Uber ont des profils relativement proches des livreurs à vélo et leurs luttes relèvent des mêmes motifs. Ils sont plus jeunes et plus diplômés que les chauffeurs de taxi, qu’ils soient salariés ou indépendants, font souvent un usage flexible de leur temps de travail et ont finalement été confrontés aux réductions successives du montant de leurs courses. Quelques luttes ont eu pour motif la baisse de commissions des plates-formes de VTC. Récemment, une coopérative a été créée comme alternative à Uber, avec le soutien de la mairie de Saint-Denis. Il s’agit là aussi d’associer autonomie, salariat et protection sociale. Si la commune espère que la coopérative permettra de développer l’emploi local, il nous semble important dans ce nouvel usage de la plate-forme que les travailleurs se réapproprient l’algorithme et reconfigurent un rapport social médié exclusivement par le marché et visant à un service individuel dans le sens d’interactions avec les communes et dans le cadre de relations modifiées avec les clients.

S’il est peut-être hasardeux de généraliser ces expériences encore inchoatives, l’idée de réappropriation nous apparaît pertinente dans les dynamiques contestataires du capitalisme de plate-forme et pas seulement celui auquel nous nous sommes particulièrement attachés autour du travail et des plates-formes maigres. En fait, quelles que puissent être les plates-formes, l’idée d’une appropriation des moyens de production, des moyens de communication et de socialisation nous apparaît aujourd’hui comme hier une idée fondamentale. En effet, cette appropriation dévoile le caractère parasitaire des plates-formes : le dispositif peut être interchangeable et manifester ainsi qui est le producteur effectif du service et qui comme tel est légitimement le travailleur. Elle montre la possibilité éventuelle d’une auto-organisation par le numérique et la possibilité de formes de travail en commun pouvant éviter le labeur fastidieux de l’organisation. Mais elle dessine aussi peut-être un enjeu plus fondamental. Cette puissance d’intermédiation, qui a relevé de l’initiative de quelques personnalités plus ou moins créatives et plus ou moins opportunistes, occupe désormais une place hégémonique en matière de pillage des données, d’influence, et de contrôle social. Il ne s’agit donc pas seulement de travail, mais de communication et de vie intellectuelle et culturelle. Il faut que soient expropriés ceux qui jouissent d’une situation de monopole quant à ces inventions et ces créations sociétales dont ils ont tiré profit depuis de nombreuses années et dont ils font toujours plus un usage inapproprié corrompant aux fins publicitaires ou politiciennes les informations acquises sur le dos des usagers, trafiquant les données à partir des algorithmes, et influençant les internautes pour détourner leurs voix [19]. Il est temps que nous réagissions à ce qu’au début du XIXe siècle le jeune Marx avait pressenti dans le capitalisme et qui s’actualise puissamment en effet aujourd’hui : « l’exploitation universelle de l’essence sociale de l’homme [20] ».

Notes

[1Pour un récapitulatif de cette sensibilité environnementale du socialisme, voir S. Audier, La société écologique et ses ennemis Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017.

[2On se souvient de ces critiques radicales du jeune Marx à propos de la civilisation industrielle : « l’homme retourne à sa tanière, mais elle est maintenant empestée par le souffle pestilentiel et méphitique de la civilisation » in Manuscrits de 1844, Économie II, Pléiade, Gallimard, p 92.

[3E. P. Thompson, cité par M. Abensour, dans la préface à La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988, p XXXI.

[4Cette récupération commence avec Francis Fukuyama et avec celles et ceux qui ont fait litière en France de ce texte qui fait honte à la philosophie. F. Fukuyama, « La fin de l’histoire » in Commentaire, n° 47, vol XII, 1989.

[5N. Srnicek, Platform Capitalism, Polity, 2016, p. 53.

[6A. Rosenblat, Uberland : how algorithms are rewriting the rules of work. University of California Press, 2017.

[7P. Cingolani, « Ubérisation, turc mécanique, économie à la demande : où va le capitalisme de plateforme ? » in The conversation, 26 août, 2016.

[8Qu’on se souvienne par exemple du film de Chris Marker et de Mario Marret, A bientôt j’espère (1968) et des témoignages des couples ouvriers.

[9A. Casilli, En attendant les robots, Seuil, 2019.

[10Voir Rosenblat, op. cit., et la typologie des chauffeurs qu’elle effectue dans son ouvrage distinguant notamment un groupe qu’elle désigne comme « hobbistes ».

[11Ibid.

[12P. Barraud de Lagerie, L. Santos L., « Et pour quelques euros de plus - Le crowdsourcing de micro-tâches et la marchandisation du temps », Réseaux, n° 212, p 54.

[13Le « turker » est un micro-tâcheron qui travaille sur la plate-forme d’Amazon, Amazon Mechanical Turk.

[14Pun Ngai, Migrant Labor in China. Post-Socialist Transformations, Cambridge, Polity, 2016.

[15C. Cant, Riding for Deliveroo. Resistance in the New Economy, Cambridge, Polity, 2019.

[16Voir A. Dufresne et C. Leterme, Travailleurs de plateforme. La lutte pour les droits dans l’économie numérique, GRSEA, Bruxelles, 2021.

[17On trouvera dans le mémoire de master d’A. Jan, Les forçats du bitume : Enquête auprès des travailleurs d’une société de livraison de repas à vélo, ou « Livrer à vélo… en attendant mieux  », La Nouvelle Revue du travail, n° 13, 2018, {}une description de ces interactions entre sphère du travail et sphère du sport. On espère que sa thèse reviendra sur ce point.

[18Voir « D’anciens livreurs Deliveroo et Uber Eats montent leur coopérative » in Brut, 22/09/2020.

[19Sur tous ces points voir D. Cardon, A quoi rêvent les algorithmes, Seuil, 2015 ; S. Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.

[20Manuscrit de 1844, op. cit., p 92.

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