Les scénarios énergétiques en débat, Réponses aux critiques de Jacques Rigaudiat

vendredi 14 janvier 2022, par Philippe Quirion *, Behrang Shirizadeh *

Un article de Jacques Rigaudiat, paru dans le précédent numéro de cette revue, commente les scénarios énergétiques de l’association négaWatt et de l’Ademe, ainsi que les travaux d’optimisation du mix énergétique que nous avons menés concernant, d’une part, un mix électrique 100 % renouvelable pour la France, et, d’autre part, le choix de la part relative des renouvelables, du nucléaire et du captage-stockage géologique du CO2 dans ce mix. Dans ces travaux, publiés dans des revues scientifiques en économie de l’énergie, nous développons une série de modèles qui optimisent l’investissement et le fonctionnement d’un système électrique capable de satisfaire la demande d’électricité à chaque heure pendant une ou plusieurs années (jusqu’à 19), ceci à l’horizon 2050. Comme toutes les hypothèses, celles sur lesquelles nos travaux se basent sont bien sûr contestables, comme le sont nos choix de modélisation, mais les critiques formulées dans cet article nous apparaissent infondées.

Quels facteurs de charge retenir ?

La première critique que cet article apporte à nos travaux est que les facteurs de charge retenus dans notre étude seraient « très largement au-dessus des estimations plausibles ». Le facteur de charge (ou facteur de capacité) est le ratio entre ce que l’éolienne ou le panneau solaire produit sur une période donnée et sa production s’il fonctionnait à 100 % de sa capacité installée. Les facteurs de charge auxquels nous aboutissons dans nos articles (32 % pour l’éolien et 16 % pour le solaire en moyenne annuelle) sont de fait supérieurs à ceux constatés aujourd’hui sur la moyenne du parc installé en France (respectivement 26 % et 15 % en 2020, ces chiffres fluctuant d’une année sur l’autre du fait de la météorologie), mais pour de bonnes raisons. La méthode que nous utilisons pour calculer les chroniques horaires de production éolienne et terrestre est publiée dans plusieurs revues scientifiques, se base sur des données et des algorithmes publiquement disponibles, et reproduit très bien les données observées dans le cas de la France, lorsqu’elle est appliquée au parc existant.

Pour une prospective à l’horizon 2050, il serait trompeur de se baser sur les facteurs de charge du parc actuel. Concernant l’éolien, les machines aujourd’hui majoritairement installées balayent une plus grande surface par unité de puissance, ce qui limite leur puissance maximale mais leur permet de mieux capter les vents faibles et modérés. Cette « révolution éolienne silencieuse », pour reprendre l’expression de Bernard Chabot, apparaît clairement dans les données de l’Irena (l’agence internationale des énergies renouvelables) qui présente les facteurs de charge selon l’année d’installation de l’éolienne (Graphique ci-dessous). Dans tous les pays pris en compte dans cette base, ce facteur augmente rapidement au cours des dernières années. En France, pour les éoliennes installées au cours des trois dernières années, il est en moyenne de 32 % (pour une année météorologique standard), soit la valeur que nous projetons pour 2050.

Concernant le solaire, la base de données d’Irena n’inclut pas les données par pays. Cependant, celles fournies par le RTE (Réseau de transport de l’électricité) montrent que sur l’ensemble du parc installé, le facteur de charge a augmenté en tendance de deux points de pourcentage entre début 2012 et fin 2020, passant de 13 à 15 %. Cette tendance est significative et ne provient pas simplement des variations météorologiques interannuelles. Elle résulte de différents facteurs dont l’importance relative reste à déterminer, incluant une meilleure orientation et une localisation plus favorable des panneaux. En tout état de cause, notre estimation pour 2050 (16 %) est très proche de la valeur observée en 2020 (15 %).

Enfin, concernant l’éolien maritime, comme pour l’éolien terrestre, la valeur attendue dépend du type d’éolienne. Certains modèles sont optimisés pour obtenir un facteur de charge particulièrement élevé, au prix d’un coût par Watt plus élevé, et c’est le cas de celui que nous avons utilisé dans nos estimations. Il est possible que les modèles qui seront majoritairement installés répondent à des choix différents et aboutissent à des facteurs de charge moins élevés, avec en contrepartie un coût par Watt plus faible ; l’avenir le dira, mais vu la faible part de l’éolien maritime dans les mix que nous obtenons dans nos articles, cela changerait très peu nos résultats.

Au passage, l’article de Jacques Rigaudiat reproduit un graphique d’Enedis montrant un facteur de charge en baisse entre 2010 et 2018, mais cette baisse est simplement due à un effet de composition puisqu’il s’agit d’un facteur de charge agrégé sur l’ensemble des installations installées sur le périmètre d’Enedis, parmi lesquelles la part du solaire, dont le facteur de charge est plus faible que les autres technologies incluses (éolien, hydraulique, cogénération…), a augmenté au cours de la période.

Quelle efficacité des centrales nucléaires ?

Une deuxième critique apportée à nos travaux par cet article est que le fonctionnement des centrales nucléaires y serait inefficace, du fait d’un facteur de charge trop faible. En fait, ce facteur de charge est optimisé dans nos travaux pour minimiser le coût total du système. Nous supposons que toutes les centrales nucléaires peuvent fonctionner en suivi de charge, c’est-à-dire moduler leur puissance en permanence. Plus précisément, la production nucléaire y est contrainte par deux éléments : son facteur de charge en moyenne sur un an ne doit pas dépasser 90 %, et ce facteur peut passer de 0 % à 100 % en deux heures. Ces hypothèses sont très favorables au nucléaire, en particulier si on les compare aux observations. Aujourd’hui, seule une partie des pays qui exploitent des centrales nucléaires (dont la France) autorisent une telle modulation, et pas pour toutes les centrales. Notre hypothèse, peut-être trop optimiste, renforce dans nos modélisations l’intérêt des centrales nucléaires. Si nous imposions un fonctionnement plus rigide de ces centrales, cela augmenterait le coût total du système, et rendrait donc les scénarios avec de nouvelles centrales plus coûteux, comparé à ceux sans nouvelles centrales. Notre hypothèse sur ce point tend donc à renforcer l’intérêt du nucléaire comparé à celui des renouvelables, contrairement à ce qu’indique l’article de Jacques Rigaudiat.

Quels coûts des réseaux de transport et de distribution d’électricité ?

Troisième critique, nous négligerions les coûts des réseaux de transport et de distribution d’électricité. En fait, nous intégrons une partie des coûts mentionnés dans l’article de Jacques Rigaudiat : ceux du raccordement du solaire et de l’éolien, et une partie du renforcement du réseau – que nous chiffrons, pour chaque investissement renouvelable, à hauteur de la « quote-part » versée en 2018 pour les nouvelles installations éoliennes et solaires (environ 25€/kW). Il est vrai qu’un développement ambitieux des renouvelables nécessitera un renforcement de ces réseaux et donc un surcoût supérieur à la « quote-part » actuelle. Nous avons également étudié le coût de renforcement du réseau de transport dans notre article consacré à un mix électrique 100 % renouvelable (Appendix 10) et nous avons trouvé 7 % d’augmentation du coût du système une fois ce renforcement pris en compte. Pour autant, ce surcoût reste modeste, comparé au coût de la production et du stockage. En comparant (visuellement, ces informations étant fournies seulement sous forme d’un graphique) les coûts des réseaux dans les différents scénarios RTE, on voit que, par rapport aux scénarios avec nouveau nucléaire, ceux sans nouveau nucléaire entraînent un surcoût d’environ cinq milliards d’euros par an en cumulant réseau de transport et réseau de distribution, soit nettement moins de 10 % du coût total du système estimé par RTE. Pas de quoi changer fondamentalement nos conclusions. Dernier élément sur ce point : l’article de Jacques Rigaudiat mentionne aussi le coût des interconnexions avec les pays voisins, mais ce dernier est indépendant des énergies renouvelables ; il est identique dans tous les scénarios récemment publiés par RTE, quelle que soit la part de renouvelables retenue. Nos travaux font abstraction de ces interconnexions, hypothèse qui défavorise les renouvelables, car les interconnections permettent de bénéficier des décalages de consommation, d’ensoleillement et de vent entre les pays européens.

Ultime inexactitude, d’importance mineure : nos travaux ne portent pas sur le rythme de fermeture des centrales nucléaires existantes ; écrire « les prolonger – toutes ou certaines –, comme le font tant les scénarios de l’Ademe que la simulation du Cired » est donc inexact.

Ceci étant précisé, nous rejoignons Jacques Rigaudiat lorsque dans la conclusion de son article il appelle à « un débat citoyen qui, loin d’un certain irénisme, soit pleinement et loyalement informé ». Pour y aider, nous avons mis nos modèles et nos données en libre accès. Pour mener un tel débat, il faut d’abord analyser correctement les travaux existants, ce à quoi le présent article essaie de contribuer. Une telle analyse permet de réaliser que les différents travaux de modélisation du système énergétique menés récemment (en particulier par RTE, l’Ademe et nous-mêmes) débouchent sur des conclusions majoritairement convergentes (dont la nécessité incontournable de développer la sobriété, l’efficacité énergétique et les renouvelables à un rythme bien plus élevé qu’aujourd’hui) , et d’identifier les principales sources des divergences, afin de porter à connaissance du public les causes et les conséquences de ces différences.

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