Une protection sociale et un système de retraites soutenables écologiquement

vendredi 3 avril 2020, par Jean-Marie Harribey *, Pierre Khalfa *

Dès le début des années 1990, la question des retraites commence à faire la une de l’actualité. Le top départ est donné en 1991 par la publication d’un livre blanc rédigé sous l’égide de Michel Rocard, alors premier ministre. S’appuyant sur des projections démographiques catastrophistes, sur lesquelles l’Insee reviendra en 2007, il visait à préparer l’opinion à des mesures que son gouvernement n’aura pas le temps de prendre.

Elles le seront par celui d’Édouard Balladur à l’été 1993. C’est la première vague de « réformes » paramétriques qui, au prétexte de sauver le régime par répartition, vise à baisser le niveau des pensions et à faire travailler les salariés plus longtemps. Ces mesures sont prises dans l’indifférence quasi générale. Les rapports se multiplient. En 1999, celui commandé par le gouvernement Jospin à Jean-Michel Charpin, ancien commissaire au plan, présente une vision apocalyptique du futur et préconise un recours accru à la capitalisation. Il donne lieu à un débat public important et est fortement contesté. Devant l’émoi provoqué, le gouvernement Jospin se contente de mettre en place le Fonds de réserve des retraites, un fonds par capitalisation censé amortir le choc du départ à la retraite de la génération du baby-boom. Ce fonds restera marginal.

En décembre 1995, Alain Juppé échoue, face au très fort mouvement social, à étendre les mesures Balladur aux régimes spéciaux et à la fonction publique. Mais ce n’est que partie remise. Nouvelle « réforme » en 2003 portée par François Fillon, ministre des affaires sociales dans le gouvernement Raffarin. Elle vise à s’attaquer au régime des fonctionnaires. Malgré une très forte mobilisation sociale, les mesures sont adoptées grâce à la CFDT qui rompt le front syndical. Et c’est au tour des salariés des régimes spéciaux d’être dans la ligne de mire. En 2008, dès l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, ils voient leur durée de cotisation augmenter et le niveau de leur pension baisser. Mais ce n’est pas encore fini. En 2010, Éric Woerth, ministre du travail dans le gouvernement Fillon, réussit à durcir encore les conditions de départ en retraite en repoussant de deux ans l’âge légal de départ, et ce malgré une mobilisation sociale exceptionnelle. La présidence Hollande continue le travail en augmentant encore la durée de cotisation. Il appartenait à Emmanuel Macron d’essayer de conclure cette séquence de trente ans en changeant de système et en voulant imposer un régime unique par points qui aggrave considérablement la situation des retraités. Le projet de réforme présenté en 2020, alors que la croissance économique sera probablement faible, prévoit une stabilité - mais en fait une baisse - de la part des pensions autour de 13,8 % du PIB, pendant que le nombre de retraités augmentera dans les prochaines décennies. Il s’ensuit que la baisse absolue des pensions individuelles est programmée pour la plupart des retraités, et notamment pour les femmes dont les carrières ont été discontinues et précaires. En 2020, les discussions sur le financement de la protection sociale interviennent dans un contexte d’une baisse historique de la part salariale dans la richesse produite.

1. Transition vers un modèle soutenable

Mais, en 2030, les choses pourraient bien avoir changé. La retraite, désormais prise à 60 ans, serait devenue un nouvel âge de la vie où les retraités, ayant des revenus corrects et encore en bonne santé, pourraient s’adonner à des activités qui ne seraient pas soumises à l’impératif de compétitivité du capital.

Part du travail (salaires) dans la richesse produite en France (en %)

Source : Banque de France.

Les projections du Conseil d’orientation des retraites sur la part des pensions de retraite font état d’une évolution inverse à celle de la croissance de la productivité du travail : plus cette croissance est forte, plus la part des pensions est faible dans le PIB puisque les pensions sont désindexées de l’évolution des salaires.

Source : Conseil d’orientation des retraites, Rapport 2018, p. 57.

Source : Le Monde, 21 janvier 2020.

Les gains de productivité du travail sont beaucoup plus faibles aujourd’hui qu’autrefois et, de toute façon, il n’est pas souhaitable, alors que la logique du profit domine la vie économique, d’en souhaiter une progression rapide. Le financement des retraites et, au-delà, de la protection sociale dans son ensemble, ne peut donc pas être placé sous le signe du productivisme, c’est-à-dire d’une augmentation sans fin des gains de productivité ou d’une forte croissance économique. Quelle que soit la croissance du PIB, son taux ne dit rien sur ce qui sera produit, sur les finalités, ni sur la façon dont ce sera produit. Actuellement, la répartition de la richesse produite se fait au détriment des revenus du travail. Si les rapports de force ne réussissent pas à faire évoluer cette répartition en faveur de la masse salariale, la prise en compte de la contrainte écologique, incluant la réorientation du modèle productif, pèsera sur les marges disponibles pour financer les programmes sociaux. Tel est l’enjeu, pour ne pas dire la contradiction potentielle, de l’imbrication d’une transition sociale et écologique.

2. Quelle pourrait être la situation en 2030 ?

Ce qui suit est un essai de mise en perspective de cet objectif dont les deux volets ne peuvent disjoints.

On part de la situation de l’économie française telle que la décrit le Tableau économique d’ensemble (TEE) de l’INSEE pour 2018, dernière année publiée. On l’actualise avec l’estimation faite à ce jour par l’institut d’une croissance économique de 1,6 % en 2019 et d’une projection de celle de 2020 de 1,3 % [1].

De 2021 à 2030, on suppose que l’économie s’engage sur une trajectoire qui la conduise vers une stabilisation du réchauffement du climat à + 2 °C au milieu du XXIe siècle. Cette trajectoire, commencée pendant cette décennie-ci, se prolongerait jusqu’en 2050. Un tiers du chemin pour diviser par 4 (x 0,25) dans notre pays les émissions de gaz à effet de serre devrait être accompli en 2030, soit une diminution de 75 % en 30 ans ou 25 % de 2021 à 2030 (x 0,75).

On dresse le scénario suivant

  • 1) De 2021 à 2023, la croissance économique serait de 1,2 % par an ; de 2024 à 2026, elle serait de 1,1 % par an ; et de 2027 à 2030, elle serait de 1 % par an. Le PIB passerait de 2422 milliards d’euros en 2020 à 2700 milliards en 2030, une multiplication par 1,115, soit 1,09 % de croissance moyenne par an. La perspective plus lointaine serait de poursuivre la lente diminution des taux de croissance économique.
  • 2) Les investissements nets s’élèvent aujourd’hui à 4,6 % du PIB. On réoriente la moitié d’entre eux vers la transition (2,3 %). L’amorçage de la transition est estimé coûter entre 3 % et 5 % du PIB par an, en termes d’investissements spécifiques. Retenons le haut de cette fourchette, ce qui porterait la part de l’investissement net à 7,3 % du PIB (2,7 points supplémentaires).
  • 3) Entre 2021 et 2030 le rapport du nombre de travailleurs actifs au nombre d’inactifs (jeunes et vieux) passerait de 0,675 à 0,5 (x 0,74), c’est-dire un accroissement de la dépendance de 1/0,74 = 1,35, soit +35 %. Celui des actifs aux retraités passerait de 1,7 à 1,5.
  • 4) La réduction du chômage de 9 % de la population active à 5 % serait obtenue par la réduction du temps de travail de 4 % répartie entre les diverses formes possibles (semaine, année, vie).
  • 5) Les salaires des travailleurs actifs et des retraités sont supposés augmenter comme le PIB, mais il faut intégrer le fait que 4 points de chômeurs ont trouvé un emploi au salaire correspondant aux normes dans leur catégorie et que le nombre de retraités a augmenté.
    La masse salariale passe de 1268 milliards à 1550 milliards, décomposés ainsi :
    • avec une progression des salaires parallèle au PIB : 1414 milliards ;
    • avec les salaires des chômeurs embauchés (+ 56 milliards) : 1470 milliards ;
    • avec une protection sociale améliorée (+ 80 milliards, dont 44 de pensions supplémentaires) : 1550 milliards.

La transformation est opérée en 10 ans, en combinant une croissance économique très modérée, une progression de la masse salariale et des investissements fortement augmentés dans une perspective écologique. Pour pouvoir assurer la prise en charge des besoins sociaux sans escompter une croissance économique forte, la contrainte s’exerce sur la modification importante de la répartition des revenus :

  • la masse salariale gagne 5 points de pour cent du PIB ;
  • les investissements gagnent 2,7 points de PIB ;
  • les profits distribuables sous forme de revenus de la propriété perdent 8 points de PIB.
Années [2]20202030
1 PIB avec 1,09 % de croissance moyenne par an (en milliards d’euros) 2422 2700
2 CCF (en milliards d’euros) 442 493
3 (2+8) FBCF (en milliards d’euros) 554 690
4 (1-2) PIN (en milliards d’euros) 1980 2207
5 Salaires (en milliards d’euros) (Salaires/PIB) 1268 (0,524) 1550 (0,574)
6 Impôts sur la production nets de subventions (en milliards d’euros et en part du PIB) 331 (0,136) 378 (0,14)
7 EBE+Revenu mixte brut (en milliards d’euros et en part du PIB) 823 (0,34) 772 (0,286)
8 (3-2) Investissement net (en milliards d’euros et en part du PIB) 112 (0,046) 197 (0,073)
9 (7-3) Profits distribuables (en milliards d’euros et en part du PIB)] 269 (0,111) 82 (0,0304)

3. Ce scénario social est-il soutenable écologiquement ?

Jusqu’à présent, la baisse de l’intensité de la production en carbone a été en moyenne de 1,5 % par an. On suppose que les investissements de transition permettent de diminuer cette intensité de 3,26 % par an (une multiplication par 0,718 en 10 ans) pour tenir compte du fait que les investissements « verts » sont 2,2 fois plus importants que les « bruns ».

Variation de la production = variation de la quantité de CO2 émis / variation de l’intensité en CO2 de la production.

D’où variation de la quantité de CO2 émis = variation de la production x variation de l’intensité en CO2 = 1,115 x 0,718 = 0,8. La quantité de CO2 diminuerait de 20 %, mais ce serait insuffisant pour découpler de manière absolue production et émission de gaz à effet de serre.

Comment pourrait-on y parvenir ? Soit en tablant sur une diminution plus forte de l’intensité en CO2 de la production, soit en acceptant une croissance encore moindre, soit en associant les deux possibilités.

1ère possibilité

Intensité en CO2 de la production = 0,75 / 1,115 = 0,673, soit une baisse annelle moyenne de 3,9 %. Cette voie supposerait vraisemblablement des investissements encore plus importants, en diminuant encore davantage les revenus de la propriété distribués. En supposant que le passage d’une baisse de 20 % de la quantité de CO2 émis à une baisse de 25 % exige une baisse de l’intensité en CO2 de la production (-4,2 % par an) et donc une hausse proportionnelle des investissements (+1,067 % par an, soit 210 milliards en 2030). La part dévolue aux revenus de la propriété ne serait plus que de 69 milliards (2,56 % du PIB), soit un demi-point de moins supplémentaire par rapport au PIB.

2èmepossibilité

Croissance économique moindre : variation de la production = 0,75 / 0,718 = 1,0446, soit +4,46 % en 10 ans, c’est-à-dire au plus 0,44 % par an en moyenne. La progression des salaires serait très mince, en supposant que la répartition primaire entre travail et capital ne varie pas. En outre, la progression des investissements serait vraisemblablement ralentie, ce qui à son tour entraînerait une moindre baisse de l’intensité de la production en CO2.

Il s’ensuit que les marges de manœuvre sont très étroites. Plus la croissance économique est faible, plus la tension s’exacerbe entre objectifs sociaux et objectifs écologiques. Plus la contrainte écologique est fortement intégrée, plus la contrainte sociale devient importante, et réciproquement.

Comment sortir de cette difficulté, sinon cette contradiction ?

Dans une perspective de soutenabilité sociale et écologique, les réponses aux besoins sociaux ne pourront pas être trouvées seulement sur le plan quantitatif. Des solutions qualitatives devront être mises en œuvre, en termes de types de production, de répartition et d’usage collectif.

Dans le scénario ci-dessus, les investissements n’étaient pas distingués selon leur caractère public ou privé. Or, si l’on veut que soit privilégié l’aspect qualitatif du progrès, l’importance des investissements publics est décisive pour développer les services non marchands (santé, éducation, culture, transports de proximité gratuits…) [3].

Cela implique deux choses. Premièrement, la part de la richesse socialisée par lesdits prélèvements obligatoires devrait s’accroître. Elle représente en 2020 en France environ 46 % du PIB. Dans le plus faible scénario de croissance évoqué ci-dessus (4,46 % en 10 ans), cela signifierait l’affectation de sa quasi-totalité aux prélèvements qui doivent payer les investissements publics supplémentaires. Dès lors, le progrès social cesserait d’être assimilé à une augmentation continue du pouvoir d’achat. Pour que cela soit acceptable, l’accès aux services publics et la réduction des inégalités sont cruciaux. Ces deux éléments sont liés entre eux de telle sorte que la réduction des inégalités au profit des classes populaires, dont la propension marginale à consommer est plus forte que celle des classes riches, n’annihile pas la transformation qualitative du modèle productif.

Deuxièmement, l’impulsion budgétaire nécessaire impliquerait un accompagnement monétaire de la part de la banque centrale, la création de monnaie nécessaire étant postulée équilibrée par une production nouvelle, donc non inflationniste [4]

Au final, la transition sociale et écologique se jouera moins sur le plan technique que sur celui des arbitrages sociaux et politiques.

Notes

[1Ces estimations sont faites avant que ne déferle la pandémie du coronavirus qui tétanise l’économie en ce mois de mars 2020.

[2Les calculs intermédiaires de 2021 à 2029 sont disponibles sur demande.

[3Nous renvoyons à l’ensemble du dossier sur la planification dans ce numéro des Possibles.

[4Cet aspect n’est pas développé ici. Voir J.-M. Harribey, Le trou noir du capitalisme, Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Le Bord de l’eau, février 2020 ; « La vie au ralenti, journal d’un confiné », Blog Alternatives économiques, 2020.

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