Planification de l’agriculture

vendredi 3 avril 2020, par Marc Dufumier *

Dans les années 1960-1970, à l’époque où les agricultures de l’Union soviétique et des pays de l’Europe de l’Est, soumises à une planification centralisée et bureaucratique, ne parvenaient toujours pas à satisfaire les besoins alimentaires des populations concernées, la politique agricole commune (PAC) menée au sein de la Communauté économique européenne (CEE [1]) se révélait être d’une redoutable efficacité. Loin d’être libérale, cette politique visait à fixer des « prix de soutien » uniques au sein du marché commun pour un certain nombre de produits vivriers considérés comme stratégiques et dont l’Europe était encore globalement déficitaire : les céréales, le sucre, les produits laitiers, les viandes, etc. Ces prix étaient fixés chaque année à Bruxelles, en ECU (European Currency Unit), par le conseil des ministres européens de l’agriculture, à l’issue de laborieuses négociations au cours desquelles les points de vue nationaux s’affrontaient déjà très vivement.

Protection douanière et régulation des prix

Les droits de douane ont été supprimés entre les pays de la Communauté et un tarif douanier commun fut établi pour les importations en provenance de pays tiers. Soucieuse d’assurer son indépendance alimentaire, l’Europe communautaire institua, vis-à-vis de l’extérieur, des « prélèvements à l’importation » de montants variables dont l’objectif était d’aligner les prix des produits importés sur les prix fixés à Bruxelles. Cette protection destinée à donner la préférence aux échanges intra-communautaires fit l’objet de vives critiques de la part des États-Unis d’Amérique et des pays du Groupe de Cairns (Australie, Nouvelle-Zélande, Thaïlande, etc.) qui réclamèrent un plus large accès de leurs produits agricoles au marché européen. Tant et si bien que la CEE dut renoncer à mettre des barrières tarifaires à l’importation de produits destinés à l’alimentation animale : graines et tourteaux de soja, manioc, isoglucose de maïs (corn gluten feed), etc.

Sur le marché intérieur, ont été mis en place des mécanismes d’intervention plus ou moins systématiques et permanents, avec achat et stockage des éventuelles quantités excédentaires, pour éviter que les prix ne tombent en dessous d’un seuil minimal. Un Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) auquel contribuait chaque État membre finançait les dépenses relatives à l’achat et à la conservation des produits ainsi mis en stockage. Ce fonds était aussi largement abondé par les prélèvements à l’importation. Les exploitants agricoles européens ont pu ainsi bénéficier de prix relativement stables, rémunérateurs et incitatifs, pour les productions concernées. Ils purent alors s’endetter lourdement et investir sans trop de crainte dans l’achat d’équipements destinés tout particulièrement aux productions dont les prix étaient ainsi régulés. Quitte à délaisser gravement les productions pour lesquelles les rapports de prix étaient devenus dissuasifs.

Du fait de cette politique de régulation des prix au sein du marché commun, l’Europe communautaire devint rapidement autosuffisante puis excédentaire en produits pour lesquels avaient été mis en place les mécanismes de protection et d’intervention. Mais elle devint aussi lourdement déficitaire en produits destinés à l’alimentation du bétail, et tout particulièrement en graines et tourteaux de soja qui durent donc être importés de plus en plus massivement en provenance des Amériques.

C’est bien la preuve qu’il est possible de planifier efficacement l’évolution de l’agriculture en économie de marché au moyen d’une politique de régulation des prix. Mais la question est bien sûr de savoir au service ou au profit de qui.

La grande erreur fut de maintenir ultérieurement cette politique des prix favorables aux productions pour lesquelles l’Europe était devenue largement excédentaire (blé, sucre, poudre de lait, poulets bas de gamme, etc.), en subventionnant désormais leur exportation vers les pays tiers. Avec notamment pour effet de mettre en péril de très nombreux paysans du Sud (Tiers-Monde) qui, pratiquant une agriculture manuelle, ne purent guère résister à cette concurrence déloyale et furent contraints de quitter leurs campagnes pour rejoindre les bidonvilles ou tenter de migrer à l’étranger.

Le FEOGA dut prendre en charge ces subventions à l’export (dites « restitutions ») en comblant la différence entre leurs prix sur le marché européen et les cours du marché international. La politique agricole commune est devenue très coûteuse et la CEE dut finalement, mais bien trop tardivement, se résoudre à mettre en place des mesures destinées à limiter l’excédent d’offre des denrées pour la fourniture desquelles les exploitants s’étaient souvent lourdement endettés : quotas de production sur le sucre et le lait, abattage de vaches laitières, obligation de mettre des terres en jachère, etc. Sans pour autant établir une véritable politique des prix favorables à la production de légumineuses (féverole, pois fourrager, lupin, luzerne, etc.) pour venir en substitution aux graines et tourteaux de soja importés.

Les aides directes

Anticipant les résultats des négociations internationales ayant abouti à la création en 1995 de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et visant à promouvoir plus de « libre échange » dans le commerce international des produits agricoles, une réforme de la PAC fut mise en place dès 1992, avec pour effet de remplacer progressivement les protections douanières par un système de subventions accordées directement aux agriculteurs. L’Europe devant désormais exporter ses productions aux prix internationaux, les agriculteurs purent recevoir des aides compensatoires à la baisse de leurs revenus. Mais octroyées en proportion de la surface des exploitations ou de la taille des troupeaux, ces aides directes sont encore aujourd’hui très inégalement réparties : 80 % de leur montant seraient alloués à seulement 20 % des exploitants. Elles ont pour conséquences d’inciter les agriculteurs à agrandir toujours davantage leurs exploitations et à y pratiquer à grande échelle des systèmes de production de plus en plus spécialisés.

Les exploitants agricoles durent bien souvent répondre aux cahiers des charges imposés par la grande distribution et les entreprises agro-industrielles. Ces entreprises dont les processus de production à grande échelle sont de plus en plus robotisés exigent désormais de pouvoir disposer de produits standards adaptés à ces nouvelles modalités et ne manquent pas d’imposer des lourdes pénalités à ceux des agriculteurs dont les livraisons ne répondent pas exactement aux normes en question. Tant et si bien que les agriculteurs peuvent être considérés aujourd’hui comme des travailleurs “payés aux pièces”, mais sur lesquels reposent encore la totalité des risques inhérents à la production agricole proprement dite : aléas climatiques, fluctuations de l’offre et de la demande, mouvements erratiques des prix, etc.

La non-prise en compte des externalités négatives

De plus en plus exposés à la concurrence de produits européens et étrangers sur les marchés nationaux et internationaux des produits agricoles, nos agriculteurs ont été en effet incités à produire toujours davantage à de moindres coûts monétaires, sans avoir à pleinement supporter les coûts environnementaux et sanitaires auxquels ont dû néanmoins faire face les contribuables dans leur ensemble, à travers les impôts et les cotisations pour la Sécurité sociale. Conçues de façon bien trop uniforme pour être adaptées à la diversité des terroirs au sein des 28 pays de l’Union, les conditions environnementales auxquelles ont dû se soumettre les agriculteurs pour bénéficier des aides directes de la PAC n’ont souvent pas eu les effets escomptés.

De façon à amortir au plus vite les énormes immobilisations de capital fixe réalisées pour la construction de bâtiments, les achats de très gros matériels, l’irrigation des cultures ou le drainage des parcelles, et afin de bénéficier d’un maximum d’économies d’échelle, les agriculteurs français ont été presque tous contraints d’orienter leurs systèmes de culture et d’élevage vers les seules productions pour lesquelles ces investissements avaient été consentis. D’où la mise en œuvre de techniques moto-mécanisées pratiquées uniformément à grande échelle, l’emploi sans cesse accru d’engrais de synthèse, le recours à maints produits pesticides et la disparition progressive des systèmes fondés sur la polyculture-élevage.

Il leur fallut en effet bien souvent mécaniser, motoriser, “chimiser” et spécialiser outrancièrement leurs systèmes de production agricole. Au risque malheureusement de devoir toujours agrandir leurs exploitations, remembrer leurs parcellaires, abattre les haies vives, labourer et irriguer trop fréquemment leurs terrains, raccourcir les rotations de cultures, simplifier leurs assolements, épuiser les nappes phréatiques, multiplier les traitements pesticides, confiner leurs élevages dans des bâtiments hideux et exigus, concentrer d’énormes quantités de lisier et de purin, exposer les sols à l’érosion, etc. Avec aussi pour conséquences : des paysages totalement défigurés, des bocages en disparition, une pollution croissante de l’air et des eaux, la prolifération d’algues vertes sur les plages, la surmortalité des abeilles et des autres insectes pollinisateurs, des inondations plus fréquentes et dramatiques dans les vallées, etc.

Cette spécialisation excessive de l’agriculture nous coûte finalement très cher. Ainsi en est-il dans le Bassin parisien, où la plupart de ses exploitations céréalières ne disposent plus aujourd’hui de troupeaux, et en Bretagne, au sein de laquelle les éleveurs bretons ne produisent quasiment plus de céréales pour la vente. Les pailles de céréales ne peuvent donc plus servir de litières aux animaux d’élevage et ne peuvent plus guère participer à la fabrication de fumier et au renouvellement de l’humus des sols. Les nitrates des lisiers issus des urines et autres déjections animales rejoignent directement les eaux de ruissellement et les nappes phréatiques, sans pouvoir être non plus fixés dans l’humus des sols, avec pour effet de fertiliser des algues vertes sur les plages bretonnes. Privés de cet azote de l’urine devenue excédentaire en Bretagne, les céréaliers du Bassin parisien ont finalement recours à des engrais azotés de synthèse (urée, ammonitrate, sulfate d’ammonium, etc.) dont la fabrication est coûteuse en énergies fossiles et dont l’épandage est lourdement émetteur de protoxyde d’azote (N2O), principal contributeur de l’agriculture française au réchauffement climatique.

Du point de vue social et environnemental, cela s’appelle avoir tout faux macroéconomiquement ! Mais il nous faut reconnaître que, dans le cadre de ce que certains appellent encore « libre échange », cet état de fait résulte pour une large part de raisonnements microéconomiques justes.

Rémunérer les agriculteurs pour leurs services environnementaux

Notre agriculture actuelle est à bout de souffle ; non seulement elle est à l’origine de graves pollutions, mais elle ne permet plus à la majorité des paysans de vivre correctement de leur travail, et nombreux sont les consommateurs qui mettent désormais en doute la qualité sanitaire et nutritive de nos produits alimentaires. Très lourdement endettés et soumis bien souvent à un travail éreintant, nos agriculteurs s’interrogent désormais à juste titre sur leur devenir : ne risquent-ils pas de tomber en faillite avant même de pouvoir partir à la retraite ? De quels revenus pourront-ils alors disposer ? Et qui pourrait reprendre leurs exploitations dans lesquelles ils ont considérablement investi ?

Dans de telles conditions, il leur est bien sûr insupportable de se sentir stigmatisés pour la qualité parfois douteuse des aliments (les antibiotiques dans la viande, le fipronil dans les œufs, les résidus pesticides et perturbateurs endocriniens sur les fruits et légumes, etc.) et du fait des dégâts environnementaux occasionnés par leurs pratiques (les algues vertes sur le littoral, les nitrates et désherbants dans la nappe phréatique, les émissions de gaz à effet de serre, etc.). Avec un agriculteur qui se tue en moyenne tous les deux jours, le taux de suicides dans la profession agricole, en relation au nombre d’actifs au travail, est de 20 % supérieur à la moyenne nationale.

Nous sommes à la veille d’une réforme de la politique agricole commune au sein de l’Union européenne et il nous faudrait au plus vite en modifier les objectifs et en redéfinir les modalités, avec un budget qui risque d’être réduit du fait du départ du Royaume-Uni. Disons-le franchement : pour être conforme conjointement à l’intérêt des paysans et à celui des consommateurs, cette réforme devrait être drastique. Le moment est venu en effet de concevoir une tout autre politique agricole commune qui soit capable d’assurer un revenu décent aux paysans en les incitant à pratiquer des systèmes de culture et d’élevage plus conformes à l’intérêt général.

Les grands objectifs de cette nouvelle PAC devront bien sûr être définis à l’échelle de l’Union européenne en tenant compte des urgences actuelles : l’atténuation du réchauffement climatique global grâce à de moindres émissions de gaz à effet de serre et à la séquestration de carbone dans la biomasse ou dans les sols, la préservation à long terme de la fertilité des sols et des potentialités productives de nos terroirs, le maintien d’une grande biodiversité domestique et sauvage au sein d’écosystèmes agricoles non pollués, la qualité sanitaire des aliments et de l’eau du robinet, etc. Mais ses modalités concrètes de mise en œuvre devront être préalablement négociées avec les syndicats agricoles et les mouvements paysans locaux de façon à tenir compte des spécificités agroécologiques territoriales.

Il conviendrait pour ce faire de réorienter les fonds accordés par la Commission européenne de façon à payer désormais les paysans pour des services environnementaux d’intérêt général qui tiennent compte des situations écologiques et socio-économiques régionales. Ces paiements ne devraient surtout pas être considérés comme des indemnisations destinées à compenser le manque à gagner que pourraient occasionner les techniques agricoles en question. Les paysans n’ont jamais demandé à vivre comme des assistés quémandant des aides et subventions, mais souhaitent plutôt être correctement rémunérés pour de tels services, moyennant des clauses contractuelles préalablement négociées.

Il s’agirait de rémunérer à leur juste prix les agriculteurs qui s’engagent contractuellement à pratiquer les systèmes de production les plus à même de rendre des services demandés au nom de l’intérêt général. Le contenu de ces systèmes de production pour lesquels les paysans mériteraient d’être rémunérés et le montant des paiements des services environnementaux (PSE) correspondants devront faire l’objet d’accords contractuels avec les collectivités territoriales, de façon à bien prendre en compte les conditions écologiques et socio-économiques locales. Ces clauses contractuelles devraient préciser à quelle obligation de moyens seraient tenus de répondre les bénéficiaires de ces paiements de services environnementaux et à quel prix ceux-ci devraient être fournis.

L’expérience de pays étrangers tels que la Suisse montre qu’il ne faudrait surtout pas envisager une panoplie de mesures ponctuelles au sein de laquelle les exploitants agricoles pourraient faire leurs choix « à la carte ». Le risque serait en effet que ces derniers fassent le choix de pratiques agricoles isolées, peu contraignantes et sans réel effet bénéfique sur les environnements. Il conviendrait plutôt de rémunérer des paysans qui s’engagent à pratiquer de nouveaux systèmes de production agricole combinant simultanément au moins trois des mesures suivantes : association agriculture - élevage, élevage sur paille avec production de fumier et recours aux engrais organiques, intégration de légumineuses alimentaires ou fourragères dans les rotations et associations de cultures, diversification des assolements avec mise en œuvre de rotations de cultures de longue durée, établissement de haies vives et aires fleuries destinées à héberger les insectes pollinisateurs et autres animaux utiles aux cultures (coccinelles, carabes, mésanges, etc.), recours aux champignons mycorhiziens et autres bio-stimulants comme auxiliaires de la fertilisation des sols et de la protection des cultures, embocagement des paysages, agroforesterie, etc.

Il va de soi que ces formes d’agriculture moins industrielles, plus soignées et plus artisanales que celles pratiquées de nos jours sont aussi plus exigeantes en travail et ne pourraient être mises en œuvre que si les paysans étaient correctement payés pour ce faire avec les fonds de la PAC. Ces derniers devraient donc être impérativement réorientés de façon à rémunérer ce supplément de travail. Mais est-ce vraiment un problème de vouloir ainsi promouvoir une agriculture intensive en emplois dans une Europe qui souffre encore d’un chômage chronique ?

Notes

[1Ancêtre de l’actuelle Union européenne, constituée à l’époque de 6, 8 puis 15 pays d’Europe de l’ouest

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