Mégapoles et mégarégions : la question politique,

Pour une critique du gigantisme, 2e partie
mardi 1er octobre 2019, par Ilaria Agostini *

Dans la première partie de notre critique du gigantisme - caractéristique principale des villes néo-capitalistes - nous avons examiné en profondeur les scénarios alternatifs au modèle mégalopolitain, élaborés par le mouvement écologiste. Scénarios trahis, sinon ignorés, par les pratiques et théories des urbanistes.

L’idéologie mégapolitaine

L’idéologie mégapolitaine présuppose, comme nous l’avons vu, l’hypertrophie urbaine et infrastructurelle, la consumérisation des relations sociales et écologiques.

La métropole n’est pas comprise dans un sens étymologique comme la ’mère de la ville’, mais comme un processus de hiérarchisation des espaces, à l’échelle nationale et mondiale.

Megalopolis introduit une nouvelle hiérarchie entre villes ’en devenir’ et villes ’en déclin’. C’est la géographie des 1 et 99%, du monde divisé entre submergé et sauvé, entre villes ’actives’ et villes ’passives’, comme le décrit le vocabulaire d’une littérature urbaniste machino-fonctionnaliste désuète (mais désormais réhabilitée) [1].

La mégalopole est le résultat d’un double paradigme qui sépare l’entité métropolitaine du vide induit des territoires intermédiaires. Une entité qui - comme l’a noté Bookchin - n’est ’ni campagne ni ville’. Le paradigme a aussi des connotations totalisantes. Il efface les différences d’habitats, homogénéise, unifie et uniformise les villes, les rendant interchangeables, et en nous orientant, en outre, dans la pire direction pour la survie de l’être humain sur la planète.

Megalopolis est un attracteur mondial

Selon le sociologue Jean-Pierre Garnier [2], la métropolisation repose sur de multiples facteurs socio-économiques : transnationalisation des capitaux et leur financiarisation, technologies de l’information, flexibilité du travail.

Le néocapitalisme - sans frontières, indépendant mais fortement favorisé par les politiques des États-nations - doit concentrer le capital dans les centres de décision et de conception, dans les ’centres stratégiques’, dans les centres de recherche, d’enseignement supérieur et d’innovation.

La métropole est l’outil idéal pour réunir le maximum de fonctions et de personnes compétentes. A l’opposé du discours habituel, le néocapitalisme exige la concentration des activités, tout en s’appuyant sur l’hyperconnexion technologique. Rien n’est plus puissant que le face à face, la rencontre du pouvoir et des capitaux dans les mêmes bureaux ou restaurants.

Puisque le temps, c’est de l’argent, les décisions ne doivent pas traîner : comme les opérations boursières, elles doivent être prises en une fraction de seconde. Le travail précaire, le nomadisme global, la production flexible sont d’excellents fluidifiants pour la ’rapidité’ de la prise de décision.

Megalopolis et nouvelle économie

Sous l’impulsion de la nouvelle économie, les mégalopoles reliées par des transports hyper-rapides se polarisent :

- 1) décision et contrôle : bureaux administratifs, siège des multinationales, planification de l’industrie délocalisée, etc. ;

- 2) Finance : organismes bancaires nationaux et supranationaux, bourses, etc. ;

- 3) Innovation : instituts de recherche industrielle, biotechnologies, centres universitaires, etc. Ce n’est pas un hasard si l’attractivité urbaine se mesure en brevets : par rapport aux 13 000 brevets industriels de Boston, la métropole italienne par excellence - Milan – qui en compte environ 2 000, a encore du travail à accomplir.

Qui dirige Megalopolis ?

D’un point de vue politique, la métropole est un dispositif qui renforce le gouvernement à l’échelle urbaine et les politiques pour (et par) les villes : les ’ agendas urbains ’ [3] sont des syllogismes des actions gouvernementales aux mains des villes européennes. Les agendas urbains vont du changement climatique à l’accueil des migrants ; de la pauvreté urbaine à l’économie circulaire. Nous reviendrons sur le rôle des mégalopoles face à l’affaiblissement des pouvoirs étatiques dans la troisième partie de notre critique.

Le gouvernement municipal est enchâssé dans la sphère économique et oblitère le bien-être public. Les politiques sociales sont remplacées par une politique consistant à attirer les investissements.

Dans ce climat, les multinationales - attirées intramuros - entrent dans la sphère de décision des territoires mégapolitains. Ces sociétés exercent leur influence économique et financière sur les autorités administratives soumises aux règles et aux aléas du marché. Elles participent à la gouvernance avec des pouvoirs plus importants que leurs interlocuteurs publics et privatisent ainsi la puissance publique.

Les transformations urbaines ne sont plus menées par des personnages comme Nottola, le promoteur immobilier décrit magistralement dans le film « Main basse sur la ville » (1963) qui pouvait se déplacer avec aisance dans l’Italie provinciale du boom économique et démographique. Aujourd’hui, inversement, ce sont les multinationales qui déterminent les politiques du territoire et de la ville : de l’utilisation des ressources environnementales et patrimoniales à la gestion des biens communs. C’est la multinationale : qui indique le terrain sur lequel construire le stade de football de l’équipe d’une capitale européenne ; qui fixe les règles pour l’approvisionnement en eau ou les transports publics ; qui décide de l’emplacement de la gare ferroviaire des trains à grande vitesse.

Propagande et rhétorique

La ’théologie’ de la métropole répond parfaitement au besoin d’offrir une nouvelle sève à la ville imaginaire en croissance éternelle. Elle favorise par la propagande l’expansion des grandes agglomérations.

La rhétorique mégalopolitaine s’approprie un jargon schizophrène à la fois guerrier et salvateur. Un lexique bipolaire qui atténue les conflits possibles tout en exacerbant les monades urbaines. De l’arrogance du marché financier, il acquiert des termes tels que : marque, concurrence, compétitivité, défi, attractivité, gouvernance. A partir du jargon biomédical, il adopte une vision consolatrice des phénomènes réparateurs des choses de la nature : parmi les innombrables termes utilisés, la régénération et la résilience sont les plus représentatifs.

Mais ce n’est pas seulement une question de vocabulaire. La résilience signifie, la plupart du temps, ne pas faire face aux difficultés de la vie urbaine, mais enlever force et sens à la résistance actuelle et aux alternatives ; l’inclusion et l’hospitalité ne signifient pas traiter la pauvreté, mais attirer des forces sociales gagnantes (au sens économique) ; la régénération ne signifie pas agir dans l’intérêt des banlieues, mais libérer des espaces centraux pour la convoitise des multinationales.

Le fait que la propagande ne se limite pas au vocabulaire est prouvé par de nombreux dispositifs réglementaires et de planification lancés ces dernières années. En Italie, deux exemples parlent pour l’ensemble : la nouvelle loi d’urbanisme de la région Emilie-Romagne, qui transfère l’urbanisme des municipalités à des pouvoirs extraterritoriaux [4] ; et la variante de l’art. 13 du règlement d’urbanisme de la municipalité de Florence qui, en imposant de nouvelles règles, annule la restauration obligatoire des bâtiments déclarés monuments historiques pour ouvrir la voie à l’accaparement des quelques kilomètres carrés de la cité historique, berceau de la Renaissance [5].

Le cas français

Pour illustrer la théologie et la praxis mégapolitaine, prenons le cas français, où la « grandeur » concorde parfaitement avec l’adjectif gigantesque.

Un document datant de 2017, publié sur le site officiel du Gouvernement, illustre les axes de la politique métropolitaine. "La métropole vise à renforcer les fonctions économiques et les réseaux de transport, et à développer les ressources universitaires, la recherche et l’innovation. Elle assure également la promotion internationale du territoire" [6]. Donc : économie, transport, recherche et innovation, promotion du territoire (d’autant plus réussie si elle est aussi touristique et commerciale).

Les métropoles sont créées en France à partir de 2010. Outre Paris, le titre de métropole est décerné : en 2015, à Lille, Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Grenoble, Strasbourg ; en 2017, à Clermont-Ferrand, Dijon, Metz, Nancy, Orléans, Saint-Étienne, Toulon, Tours. Les métropoles de Brest, Montpellier, Nice et l’agglomération d’Aix-Marseille sont des cas particuliers.

La réforme s’étend également aux régions.

En 2015, les régions françaises passent de 22 à 13, ’l’objectif poursuivi - écrit Guillaume Faburel dans Métropoles barbares - est de créer des collectivités locales capables de peser dans la concurrence entre régions européennes’. Pour assurer leur poids stratégique transfrontalier, elles se voient attribuer une taille démographique adaptée à la concurrence des régions voisines.

Le projet du ’Grand Paris’ est au cœur du récit officiel : 12 millions d’habitants sont attendus en 2030, 15 millions en 2050. Attirer une nouvelle population d’investisseurs et de ’matière grise’ (créateurs, chercheurs, innovateurs, etc.) rendrait Paris capable de concurrencer New York, Londres ou Tokyo.

Le cœur du projet du ’Grand Paris’ est la construction d’une infrastructure de transport en anneau : le Grand Paris Express qui entoure l’agglomération. 200 km de parcours avec 72 nouvelles stations de métro (gares RER), qui se veulent les noyaux de quartiers, porteurs de ’nouveaux modes de vie’.

Selon la propagande officielle, de nouveaux modes de vie vont se développer dans les clusters (centres d’enseignement supérieur, de recherche, d’innovation, etc.), eux-mêmes concentrés dans les ’pôles de compétitivité’ qui accueillent les entreprises et leurs dirigeants, où sont produits des idées, modèles, schémas et plans industriels (pour une production délocalisée dans les pays pauvres).

La hiérarchie métropolitaine répète l’ancien schéma d’exclusion des classes populaires. Au centre : l’élite mondiale. Dans les banlieues : l’habitat des classes moyennes, les gares RER, les centres commerciaux, et, en outre, les pôles d’excellence, de compétitivité, de loisir, d’assistance et de logistique, « quartiers accueillants des activités stratégiques permettant le développement du capitalisme et des rapports sociaux de domination » (Garnier). A la périphérie la plus éloignée, les classes subalternes.

Macrorégions et affaiblissement démocratique

Megalopolis réalise une centralisation extrême des pouvoirs territoriaux. Ce qui s’est passé en France se passe en Italie pour attirer les pouvoirs et les flux dans des villes au destin métropolitain, dont la construction et le développement des infrastructures semblent être commandés par des forces d’un autre monde.

Entre la première et la deuxième décennie des années 2000, la péninsule a vécu la mise en œuvre de stratégies d’affaiblissement de la démocratie locale : de nombreuses mesures ont ouvert la voie à l’expansion des échelles territoriales obtenues par le regroupement de divisions territoriales (stratégie déjà appliquée par le gouvernement fasciste entre 1927 et 1934).

L’unification des communes est réglementée par le DL 267/2000, ordonnance des autorités locales, art. 15 : agissant principalement sur les petites communes, les plus faibles, celles des zones intérieures - comme le note Rossano Pazzagli -, la mesure affaiblit "la structure fondamentale de l’État, cadre vivant de la démocratie" [7], affaiblit l’autonomie locale.

Le début des métropoles de Bari, Bologne, Cagliari, Catane, Catane, Florence, Gênes, Messine, Milan, Naples, Naples, Palerme, Reggio Calabria, Rome, Turin, Venise est réglementé - "en attendant" la réforme de Renzi jamais mise en œuvre du chapitre V de la Constitution - par l’ordonnance DL 7 avril 2014, n. 56, dispositions sur les métropoles, provinces, unions et fusions de municipalités, appelé loi Delrio. Ici aussi, les fondamentaux politiques sont malmenés. L’élection indirecte du président de la métropole, prévue par la nouvelle hiérarchie territoriale, sape le système démocratique. Aujourd’hui, de vastes zones géographiques sont gouvernées par des conseils présidés par le maire de la ville centre.

La suppression des provinces est un processus qui n’est pas encore terminé. Elle a provoqué un chaos administratif généralisé ; comme l’a démontré l’absence d’aide lors du tremblement de terre de l’hiver 2017 dans le centre de l’Italie [8] ; comme le démontre l’état des routes et des bâtiments scolaires dans la péninsule. Elle a également établi un déséquilibre dangereux sur le territoire national entre les zones métropolitaines et les zones sans autorité locale intermédiaire entre la région et la municipalité.

Enfin, pour conclure, rappelons-nous la proposition de nouvelles régions plus grandes. Cette idée, apparue à plusieurs reprises dans le débat politique, prévoit la fusion des régions selon un processus non défini par la législation italienne. Elle est donc au centre d’une proposition de loi constitutionnelle, bien sûr étiquetée PD [9]. Cette proposition de loi constitutionnelle prévoyait le passage de 20 à 12 régions.

Les macrorégions entrent dans le champ d’application conceptuel du ’régionalisme différencié’ [10], introduit au troisième paragraphe de l’article 116 de la Constitution par la reformulation qui a eu lieu au tournant du millénaire. En 2015, Enrico Rossi, président de la région Toscane, a proposé la conception d’une ’nouvelle région qui, de la mer Tyrrhénienne, atteint la mer Adriatique’. La macro-région aurait réuni la Toscane, l’Ombrie et les Marches, territoires où ’les petites et moyennes entreprises (...) ont leurs racines dans l’école offerte par le métayage [11] (les italiques sont les nôtres). L’appel à l’identité historico-anthropologique, pour soutenir une proposition dans un scénario économique qui, comme le reconnaît Rossi lui-même, ’fait passer la concurrence à une dimension globale’ [12], semble pour le moins contradictoire. Certainement peu convaincant.

Ce texte est la traduction en français par Thierry Uso de la 2e partie de ’Per una critica del gigantismo’ par Ilaria Agostini publiée sur La Città invisibile.

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