Quand les multinationales s’autorégulent elles-mêmes

mardi 21 mai 2019, par Isabelle Bourboulon *

Le 25 janvier dernier, la rupture du barrage désactivé de Brumadinho dans la région du Minas Gerais (« mines générales », en français) contenant 12,7 millions de m3 de déchets miniers a fait 300 morts et provoqué un tsunami de boue. L’entreprise minière Vale, propriétaire du barrage, s’est rapidement défendue par la voix de son président, Fabio Schvartsman, en ces termes : « Vale est un joyau brésilien qui ne peut être condamné pour un accident qui s’est produit dans l’un des barrages, aussi grande que fut la tragédie ». Faisant preuve d’un mépris souverain, M. Schvartsman est resté ostensiblement assis au cours de la minute de silence qui, en audience publique devant les députés, a salué la mémoire des victimes, alors que tous les autres participants s’étaient levés.

L’opinion publique est d’autant plus hostile à « la Vale », comme on l’appelle au Brésil, que l’entreprise est une récidiviste. Le 5 novembre 2015, la mine de Samarco, dont Vale est actionnaire à hauteur de 50 %, avait déjà provoqué un désastre similaire à une centaine de kilomètres de Brumadinho, dans cette même région qui fournit 40 % de la production de minerai de fer de Vale, soit environ 400 millions de tonnes par an. La rupture de ce barrage, qui retenait 56,6 millions de mètres cubes de déchets d’une mine de fer, avait provoqué une gigantesque coulée de boue toxique du Minas Gerais jusqu’aux côtes de l’État voisin d’Espírito Santo. En empruntant le cours du Rio Doce, le cinquième fleuve le plus important du Brésil, elle avait tué 19 personnes, dévasté la faune et la flore et englouti trois villages. À l’époque, l’entreprise Samarco avait parlé d’un accident. Les sinistrés dénoncent, eux, un « crime environnemental » : trois ans après, le fleuve est toujours pollué par des métaux lourds et la pêche y est encore en partie impossible.

En mars 2016, une fondation a été créée avec des fonds apportés par Samarco, BHP Billiton et Vale pour financer les recherches et indemniser les populations de Mariana jusqu’en 2030. Chaque mois, les habitants des zones touchées reçoivent ainsi près de 1 000 reais. Les commerçants, hôteliers et pêcheurs sont eux aussi progressivement indemnisés. Mais les dégâts restent « incalculables » pour les victimes qui demandent encore réparation et reconstruction. En novembre 2018, pour dénoncer trois ans d’injustice, des centaines de personnes ont participé à une marche organisée par le Mouvement des personnes affectées par les barrages (MAB). Parti de Mariana, où l’accident était survenu, le petit groupe s’est rendu dans une dizaine de communes affectées pour rencontrer des habitants, organiser des conférences et alerter les autorités. 

1. Chantage à la certification

On a appris depuis que Vale avait rompu plusieurs mois auparavant son contrat d’inspection avec l’entreprise Tractebel, une filiale d’Engie, parce que la société avait refusé de certifier que le barrage de Brumadinho répondait aux normes de sécurité. Citant des « divergences dans les critères utilisés pour évaluer la sécurité », Vale s’était alors tournée vers l’entreprise allemande Tüv Süd, une société spécialisée dans la certification des bâtiments, l’audit et le contrôle qualité, qui avait accepté sous la pression d’accorder son blanc-seing. Aujourd’hui, les techniciens de Tüv Süd reconnaissent qu’ils étaient conscients des risques de rupture du barrage, mais dénoncent le chantage effectué par Vale qui leur avait assuré que leur entreprise « ne serait chargée de nouvelles inspections que si le barrage était déclaré stable ». Le marché en jeu portait sur un montant estimé à 10 millions de Reais et impliquait plusieurs autres barrages.

Le procureur chargé d’enquêter sur la catastrophe, William Garcia Pinto Coelho, a qualifié l’agissement de cette entreprise de criminel. Dans un entretien à la radio Deutsche Welle, il a stigmatisé la responsabilité de Tüv Süd : « Lorsqu’un auditeur, surtout lorsqu’il s’agit d’une entreprise comme TüV Süd, de réputation et de poids internationaux classe un réservoir de déchets comme stable, même si les techniciens connaissaient en détail l’histoire de ce barrage et ses risques, l’entreprise corrompt le système de contrôle existant. Cela sape les activités d’audit du secteur public. Avec un certificat Tüv Süd, les barrages à haut risque disparaissent automatiquement du radar des organismes de sécurité publique (…) Cette entreprise a délibérément porté préjudice à la surveillance publique et lésé la gestion des risques. Après la catastrophe de Mariana il y a trois ans, ces déclarations de stabilité ont pris de l’importance. Elles devraient servir de signal d’alarme, en attirant l’attention des organismes publics sur la situation critique d’un barrage ». Certains ingénieurs de Tüv Süd ont fait depuis leur mea culpa en déclarant qu’ils n’auraient pas dû céder au chantage de Vale lorsque celle-ci menaçait d’engager d’autres entreprises.

2. Règne de l’impunité, puissance des lobbys miniers

La pratique consistant à faire pression sur les inspecteurs pour qu’ils approuvent les audits, même lorsque ceux-ci enfreignent les spécifications techniques requises est, semble-t-il, récurrente chez Vale. D’ailleurs, une unité a même été créée au sein de l’entreprise, chargée de remplacer les prestataires lorsqu’ils ne sont pas assez conciliants. Pour le donneur d’ordre, rien de mieux qu’un prestataire de la certification ou de l’audit qualité qui se contente de suivre ses instructions. Au fond, c’est une politique qui revient pour les entreprises multinationales à faire de l’auto-certification !

Jusqu’ici, les multinationales comme Vale, qui prennent des risques totalement assumés en interne, se contentent de comptabiliser les dommages éventuels, voire de les provisionner dans leur trésorerie. Après la catastrophe de Mariana, Vale a pu se croire totalement impuni puisque personne n’a été arrêté ou condamné : le procureur chargé de la catastrophe a été muté dans l’intérieur des terres lorsqu’il a requis des sanctions, le procès est bloqué et beaucoup de victimes n’ont reçu aucune indemnisation. L’entreprise responsable avait promis de désactiver les 19 barrages construits sur le même modèle. En réalité, dix sont toujours actifs et aucun enseignement n’a été tiré de la catastrophe précédente.

Loin de la boue toxique et des cadavres, c’est dans des bâtiments climatisés que le lobby du secteur minier s’active pour éviter toute réglementation jugée contraire aux intérêts des entreprises minières. Après le choc de Mariana, certains parlementaires ont présenté des projets de loi, notamment pour renforcer les contrôles. Chico Alencar [1] , député du PSOL à l’Assemblée nationale lors de la dernière législature, est de ceux-là : « Depuis Mariana, j’ai vu bien plus de batailles menées par des lobbys que par des partis. Ils sont très puissants et organisés : les grandes entreprises ont des équipes qui surveillent l’activité parlementaire (…) Au-delà de l’argent, il existe bien d’autres possibilités de s’attirer les grâces d’un parlementaire. L’entreprise Vale compte sur une armée d’avocats qui peuvent venir les aider sur toutes sortes de questions. » Depuis 2015, le financement de campagne par des entreprises est interdit, « mais les caisses noires existent toujours ». Et Chico Alencar poursuit : « Les lobbyistes ne laissent jamais rien passer. J’ai fait partie d’une commission pour créer un nouveau code minier : 20 des 27 députés étaient liés aux entreprises minières. »

Leonardo Quintão, membre du parti de droite de l’ancien président Michel Temer, est la figure emblématique de ce lobby. Sa campagne de 2014 a été financée à 40 % par des compagnies minières. Son frère travaille dans le secteur minier. Non réélu cette année, il a rejoint le gouvernement de Bolsonaro, qui l’a chargé de forger des alliances au Congrès. Lors de la création de l’Agence nationale des mines (ANM) en 2016, le député avait retiré deux amendements visant à pallier le manque d’inspecteurs chargés de surveiller les barrages. L’élection de Jair Bolsonaro a renforcé encore un peu plus l’emprise des lobbyistes : jamais un président n’avait autant critiqué les politiques environnementales et leurs mécanismes de contrôle. 

Après la catastrophe de Brumadinho, le gouvernement avait annoncé une série de mesures et promis, par exemple, 200 millions d’euros à la municipalité, mais son maire assure n’avoir rien reçu à ce stade. Pour autant, le ministre de l’environnement continue de vouloir réduire les études d’impact environnemental qui, selon lui, n’ont pas été en mesure d’éviter le drame. Plusieurs projets de lois déposés par des parlementaires vont dans le même sens. Dans l’État du Minas Gerais, où ont eu lieu les deux ruptures de barrage, le secteur minier représente 10 % du PIB. Certaines municipalités sont totalement dépendantes des royalties versées par les entreprises.

Lorsque les lois ne suffisent pas, les habitants qui osent s’opposer aux grands projets sont menacés, agressés, voire éliminés. D’autres ne sortent plus de chez eux ou ont intégré un programme de protection de témoins. À Barcarena, dans le nord du pays à l’embouchure de l’Amazone, deux leaders communautaires ont été assassinés fin 2017 et début 2018. Ils avaient dénoncé la pollution chimique de l’entreprise Hydro qui contaminait la rivière. Aucun suspect n’a été arrêté mais les soupçons se portent sur des politiciens locaux qui souhaitaient faire taire les critiques pour continuer à bénéficier des royalties.

Après la rupture du barrage de Brumadinho, le ministère de la justice brésilien a ordonné un gel de 2,6 milliards d’euros des actifs de Vale pour pouvoir faire face à la catastrophe. Il s’est tout de même trouvé des actionnaires états-uniens de Vale pour engager des actions en justice afin d’obtenir une indemnisation pour le manque à gagner occasionné par ce gel des actifs de l’entreprise…

3. Mettre fin à la justice d’exception dont bénéficient les multinationales [2]

Du 11 au 13 mars dernier, deux représentants du Mouvement des personnes affectées par le barrage (MAB) étaient de passage à Paris. Le MAB a été créé après la catastrophe de Mariana. Il est intervenu immédiatement sur le terrain pour apporter une aide d’urgence aux victimes de Brumadinho et les accompagne sur le plan judiciaire pour obtenir la condamnation de Vale et des réparations. Avant Paris, Leticia Oliveira et Moises Borges étaient à Genève pour rencontrer des responsables du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU où est négocié le projet de traité sur les multinationales et les droits humains, qui pourrait mettre fin à l’impunité des multinationales. Car enfin, dans ces cas brésiliens comme en bien d’autres, se pose de façon criante l’accès des victimes à la justice et à la réparation.

Dans le cas de Vale, on sait que sept grandes banques européennes ont des actions dans l’entreprise : BNP Paribas, le Crédit agricole, le Crédit suisse, UBS, Barclays, la Deutsche Bank et HSBC. Quelle est leur responsabilité au titre du devoir de vigilance ? Comment s’assurent-elles que les risques sociaux et environnementaux sont bien pris en compte ? Et comment éviter qu’en cas de catastrophe, les entreprises se défaussent sur leurs sous-traitants ? Il faut nécessairement que les victimes aient accès à une cour internationale ou à d’autres juridictions pour faire valoir leurs droits. Que fait l’Europe et que fait la France ?

La France a promulgué, le 27 mars 2017, la loi « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », dite « loi sur le devoir de vigilance ». Cette loi marque une étape importante dans la protection des droits humains et de l’environnement, en imposant aux entreprises françaises une obligation de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement pouvant résulter de leurs activités et celles de leurs filiales, fournisseurs et sous-traitants de par le monde. Il faut maintenant veiller à ce que cette loi soit appliquée comme il se doit. 2019 est pour cela une année cruciale, puisque les premières actions devant les tribunaux français au nom de cette loi sont désormais possibles.

Au niveau onusien, des négociations ont commencé en 2015 afin d’élaborer un traité contraignant les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement (« traité ONU »). En octobre 2018, une première version du traité a été soumise à la négociation des 196 États membres des Nations unies. En Europe, plusieurs pays ont déjà engagé des réformes législatives sur la responsabilité des entreprises, comme la Suisse avec son « initiative pour des entreprises responsables » ou les Pays-Bas, où un projet de loi sur le devoir de vigilance appliqué au travail des enfants est en attente d’adoption au Sénat. En Allemagne, en Espagne, en Italie, en Finlande ou au Luxembourg, des campagnes de mobilisation citoyenne et des partis politiques se sont également engagés en faveur de lois sur le devoir de vigilance. De nombreuses institutions européennes, dont le Parlement européen, plaident pour l’adoption d’une directive européenne qui s’inspirerait de la loi française.

Las, on a appris le 26 février dernier que l’Union européenne avait décidé, via le Conseil européen, de mettre en pause sa participation sur le traité ONU jusqu’à la mise en place de la nouvelle Commission ; ce qui est un très mauvais signal puisque celle-ci ne prendra ses fonctions qu’en septembre 2019. Résultat : il n’y aura pas de mandat européen pour la cinquième session de négociations du traité ONU qui doit avoir lieu en octobre 2019. Comble de l’hypocrisie ou du double langage, au même moment, un 8e round de négociations s’est ouvert pour le futur accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis (TTIP ou TAFTA).

12 avril 2019

Notes

[1 Cité par Jean-Mathieu Albertini, « Malgré les catastrophes, le lobbying du secteur minier dicte sa loi au Brésil », Mediapart, 11 février 2019.

[2Voir la campagne stop-impunité ! sur le site d’Attac.

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