Focus sur les « villes rebelles »

lundi 9 juillet 2018, par Huayra Llanque, Daniel Rallet

Ce texte est une tentative de synthèse et de problématisation des séminaires consacrés aux « villes rebelles » lors de l’Université européenne des mouvements sociaux organisée par Attac à Toulouse du 23 au 27 août 2017. L’expression « villes rebelles » désigne le renouveau du municipalisme dans le contexte actuel de la mondialisation néolibérale.
Au cours de ces séminaires, nous avons entendu des expériences de différents pays, mais, dans ce texte, nous allons nous intéresser plus particulièrement aux expériences espagnoles et catalanes.

À Toulouse, cette approche a été permise par la présence de militants espagnols impliqués dans des plateformes citoyennes (Barcelone, Madrid, La Corogne), à partir de la rencontre « Fearless Cities » (villes sans peur) qui a eu lieu en juin 2017 à Barcelone, et nous avons eu le soutien du réseau Commonspolis, d’Aitec et d’Utopia.

L’exemple des « villes rebelles » peut servir d’illustration à la nécessité d’étudier de près les expériences sociales et politiques en cours dans certains pays européens.

Gus Massiah a rappelé à juste titre qu’Attac avait une expérience ancienne dans la mobilisation des collectivités locales : villes ou régions hors de la directive Bolkenstein, de l’AGCS et aujourd’hui du CETA-TAFTA, qui ont concerné au plus fort de ces mouvements plusieurs centaines de municipalités.

Pourquoi le retour du municipalisme ?

La curiosité manifestée par les participants français pour le sujet du municipalisme a étonné et intéressé les intervenants venus d’Espagne. Pour ceux-ci, c’était aussi une opportunité de confronter leur propre expérience avec ses limites. Pour les Français, c’était l’occasion assez rare de consacrer plusieurs heures à en prendre connaissance et à en débattre.

Les interrogations exprimées à la fin du dernier atelier par de jeunes participants sur la possible construction de plateformes citoyennes dans certaines villes en France, avec l’horizon des élections municipales de 2020, confirment l’écho de ce thème et la nécessité de poursuivre cette réflexion.

Dans un contexte où les luttes sociales et les tentatives politiques au niveau national n’ont pu franchir un pas décisif, où la construction de convergences européennes s’avère difficile, par la dynamique du local, caractérisée par des mobilisations sociales et par l’émergence d’alternatives, la constitution de plateformes citoyennes parties « à l’assaut des institutions » a mobilisé l’attention et les énergies, notamment en Espagne.

La dynamique du local s’appuie sur l’objectif d’une repolitisation de la société que favorise la proximité des enjeux avec la population, le sentiment d’empowerment, le besoin de transparence, le rôle décisif de l’éducation populaire dans les quartiers, l’organisation de débats dans l’espace public.

Trois types de mobilisation ont été plus particulièrement évoqués : sur les audits de la dette, sur les « villes sanctuaires » (ou « villes refuges » dans la terminologie de nos camarades espagnols), sur les budgets municipaux et sur les services publics (remunicipalisation, modes de gestion).

Les audits de la dette

Les expériences d’audit de la dette municipale ont été très riches car la dette a un caractère transversal. Des observatoires municipaux de citoyens ou plus simplement des groupes de voisins, se sont constitués pour analyser les budgets des municipalités et mettre à la portée des citoyens les informations décryptées, en utilisant Internet, et même des applications sur téléphone. Cela permet de débusquer des gaspillages, la corruption, d’éclairer des privatisations à l’alchimie obscure, ou plus simplement le comportement des élus pour le citoyen (avec votre application, vous pouvez savoir combien de fois le maire a pris le taxi dans la journée). Dans la région de Madrid, un groupe d’audit a fait un travail incroyable sur la santé et les processus de privatisation. Ce groupe fonctionnait en ateliers pouvant regrouper jusqu’à 500 personnes.

À Barcelone, la dette énorme contactée lors des JO a été le point de départ des privatisations.

Ces processus n’impliquent pas toute la population, mais ils s’adressent à elle. Ils sont temporaires, mais laissent des traces durables.

Les villes refuges

Le gouvernement Rajoy n’ayant accueilli les réfugiés qu’au compte-gouttes, la mairie de Barcelone a organisé de l’aide juridique, des programmes de coopération internationale, des jumelages, déposé un recours contre le traité UE-Turquie, loué des appartements...

Un travail dans les quartiers a été fait par les mouvements sociaux, pour montrer des films sur l’accueil des réfugiés, sur l’histoire des migrants, leur parcours, pour donner des informations sur la responsabilité de l’Espagne dans les ventes d’armes vers ces pays...

À Barcelone, il y a une mémoire historique forte, le souvenir de l’exil. Le 17 février 2017, il y a eu une grande manifestation de 160 000 personnes pour l’accueil des réfugiés avec le slogan « nous voulons accueillir ». Mais il y a encore beaucoup d’efforts à faire. Le processus des demandes d’asile n’est pas bien maîtrisé, il est essentiellement externalisé sur des ONG. Il faut surtout améliorer l’intégration, le « vivre ensemble », prendre des mesures concrètes sur le logement, l’éducation et pour cela disposer de ressources. Il faut aussi aller au-delà des questions posées par l’accueil des migrants, s’affronter au racisme et aux discriminations contre les immigrés de la seconde génération.

Les militants sont conscients des limites de l’action au niveau des villes : on peut se battre contre l’accord UE-Turquie, pour la fermeture de centres de rétention, mais la demande d’asile et l’ensemble du droit des migrants sont de la compétence de l’État ou des conventions internationales.

Cela implique de construire des réseaux nationaux et internationaux pour agir sur les politiques migratoires de l’État et de l’UE.

En France, un mouvement citoyen pour l’accueil des réfugiés a émergé notamment lors de l’évacuation du camp de Calais et pour remplacer un État délibérément défaillant. L’initiative « Sursaut citoyen » a permis de dessiner la carte de ces villes d’accueil. Dans quelques cas, des élus, comme Damien Carême à Grande Synthe, ont joué un rôle moteur.

La Vallée de la Roya est devenue le symbole de ces initiatives citoyennes portées par une dynamique locale, mais sans le soutien des institutions locales dominées par la droite et l’extrême droite.

Pour éviter l’isolement et changer le rapport de forces, il faut porter l’action au niveau national et s’engager dans un travail de construction de réseaux des villes et des localités hospitalières.

La question démocratique

Ces mouvements portent une critique des expériences de budgets participatifs conçus de haut vers le bas, purement consultatifs et sans force contraignante. Il ne s’agit pas seulement de demander son avis à la population, mais aussi de partager le processus de décision. Le processus commence en amont de l’élection avec la construction d’un programme en association avec les citoyens.

Les institutions municipales doivent être ouvertes aux citoyens, avec des collectifs de nature et d’ampleur diverses, avec une très grande transparence, exigeant l’utilisation de moyens numériques, des outils de démocratie directe associant les citoyens à la prise de décision.

Par exemple, la plateforme open source « Decidim Barcelona » permet de suivre tous les processus participatifs ouverts dans la ville, quartier par quartier. Des boîtes aux lettres d’éthique sont ouvertes contre la corruption. Les comptes du budget sont accessibles à tous.

Il est nécessaire de modifier la conclusion et la mise en œuvre des marchés publics, en introduisant des clauses sociales (notamment contre les inégalités), environnementales, de genre, en faveur de l’économie sociale et solidaire, les PME, afin aussi d’affaiblir des mécanismes de concession aux grandes entreprises, générateurs de corruption.

La gestion du patrimoine commun et des services publics doit être modifiée. Il ne suffit pas de remunicipaliser des services publics, il faut aussi en modifier la gestion sur des critères démocratiques. Les biens communs sont fondés sur plusieurs principes : l’essentiel de la ressource appartient à tout le monde, ils sont organisés par la communauté sur la base de règles qui permettent d’en garantir l’accès universel. Pour cela, il faut de nouvelles institutions, qui respectent les valeurs et les propositions des communautés, créent des organes participatifs, définissent un cadre juridique...

« Ouvrir les portes des institutions aux citoyens » exige de mettre en place des processus qui permettent l’expression d’une citoyenneté forte, affaiblissent le modèle politique en place et qui génèrent un tissu social et productif plus égalitaire.

Ces plateformes citoyennes issues de puissants mouvements sociaux (comme les « marées ») sont des constructions complexes, nouant des alliances variables avec des partis politiques, lesquels ont rarement le leadership.

Deux questions qui donnent à réfléchir

La première leçon que tirent les mouvements est que la partie se joue à trois : les mouvements, la rue (ou la « population », la « société civile »), les institutions (la municipalité).

À la suite des victoires électorales, de nombreux « cadres » des mouvements ont été aspirés par les institutions. L’encadrement des mouvements s’est singulièrement affaibli. D’autre part, après la conquête de l’institution par l’élection, les mouvements sont tentés de faire confiance aux nouveaux élus et de leur déléguer la mise en œuvre du programme électoral.

De leur côté, les institutions sont prises dans des contraintes juridiques (par exemple, les règles des marchés publics), économiques, sociales ou politiques qui exigent de passer certains compromis ou de reporter dans le temps certaines décisions. Les résistances au changement peuvent être aussi diverses, comme celle des « techniciens » (salariés des collectivités) qui, faute d’avoir pu travailler avec eux en amont, se sont souvent opposés à une participation citoyenne qui dérangeait leurs habitudes. Sans compter que ces plateformes citoyennes ont rarement une majorité suffisante au conseil municipal et doivent constituer des alliances.

L’arrêt des mobilisations sociales, qui a généralement suivi les élections, est analysé dans les mouvements comme une erreur dans la mesure où il y a nécessairement des contradictions entre la « rue » et les institutions, même lorsque celles-ci sont gouvernées par des « amis ».

C’est vrai si on parle des résistances, c’est tout aussi pertinent lorsqu’il s’agit de construire des alternatives et d’associer la population à la prise de décision.

La dynamique du local n’a de sens progressiste que si elle porte sur des valeurs universelles et que si elle permet de faire évoluer le rapport de force global.

En premier lieu, il faut se prémunir contre le risque du « localisme », c’est-à-dire de la prévalence d’intérêts locaux sur l’intérêt général. À une époque où les villes sont engagées par les politiques néolibérales dans une logique de compétition et d’affaiblissement des liens de solidarité, ce risque n’est pas imaginaire.

En second lieu, l’action des collectivités locales est contrainte par la législation nationale et européenne, ainsi que par la puissance des lobbies. Si de très grandes villes peuvent disposer d’une autonomie limitée, ce n’est pas le cas des plus petites et encore moins en zone rurale.

Développer une politique d’émancipation au plan local ne dispense pas de construire un autre rapport de forces au niveau national, européen et international.

Pour le moment, les « villes rebelles » espagnoles s’autogèrent sans véritable coordination. La mise en place d’une coordination apparaît aujourd’hui comme une nécessité. De même au niveau européen : plusieurs réseaux européens thématiques ont surgi (villes hors TAFTA, villes hospitalières, réseau européen contre la dette illégitime...) et des réseaux plus généralistes (« Fearless Cities, villes en transition »...) se mettent en place [1]. En France, des expériences diverses (Saillans, Grenoble...) attirent l’attention.

Des réflexions en perspectives...

Notes

[1Pour mieux appréhender le sujet du municipalisme, consulter Commonspolis.org.

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