La bioéthique en révision : quelques réflexions sur les pratiques actuelles et à venir dans la procréation médicalisée

mercredi 4 avril 2018, par Jacques Testart *

Nous voilà entrés dans la quatrième saison de bioéthique depuis 1994, année qui vit naître les premières lois de bioéthique. Il s’agit de mettre à jour les textes législatifs pour tenir compte d’éventuels nouveaux savoir-faire et surtout de l’évolution des esprits concernant les interventions techniquement possibles sur le vivant humain. Ce moment est investi du label démocratique sous prétexte que, durant plusieurs mois, les médias feront assez largement place aux thèmes en discussion et que les autorités organiseront des auditions d’experts et inviteront à la discussion dans tout le pays. Démocratique, vraiment ?

La saison bioéthique s’est ouverte sur un sondage [1] révélant que 64 % des Français seraient favorables à la GPA (gestation pour autrui), ce qui démontrerait que l’opinion est largement en avance sur la loi, d’autant que la révision législative ne prévoit pas la GPA à son programme. Pourtant, cette affirmation largement colportée est inexacte, puisque 46 % des sondés n’accepteraient la GPA que pour des raisons médicales (cas de femmes privées d’un utérus fonctionnel), et c’est donc seulement 18 % des Français qui estimeraient légitime la demande des couples homosexuels pour recourir à la location d’une mère porteuse... Le Forum européen de bioéthique, commanditaire de ce sondage, est une manifestation importante organisée annuellement par un gynécologue de Strasbourg (partisan déclaré de la GPA et d’autres pratiques controversées) où habituellement des acteurs de l’Assistance médicale à la procréation (AMP) confrontent leurs points de vue en public. Pour sa huitième édition, ce forum 2018 a réuni des personnalités inévitables (comme le président du Comité consultatif national d’éthique, CCNE) avec la plupart de ceux qui exigent de larges ouvertures de la loi, mais en l’absence de tout opposant. La palme revient à la session du forum consacrée au transhumanisme, entièrement pilotée et animée par l’Association francophone transhumaniste... Les médias ne sont pas en reste, qui ouvrent largement leurs pages et leurs antennes aux mêmes acteurs et commentateurs de l’AMP qui militent pour la GPA, le droit à l’insémination avec sperme de donneur pour toutes les femmes, la sélection plus sévère des embryons, ou la planification des grossesses grâce à la conservation des ovocytes. De façon inédite, cette dernière saison de bioéthique fait la part belle au libéralisme éthique et dénigre les humanistes, tous suspectés d’intégrisme catho (même s’ils sont athées) et relégués dans la case des ringards. Nous n’avions jamais vécu un mépris aussi brutal des valeurs élaborées au cours des siècles et qui servaient de repères il y a seulement une génération. Cette rupture soutient la modernité libérale contre la culture des Lumières, l’assistance technique contre l’autonomie, l’exigence individuelle contre le bien commun. C’est pourquoi il faut visiter les promesses post-humanistes à l’aide de quelques principes encore valides officiellement et en osant une analyse lucide et indépendante [2].

Parmi ces principes, figurent les droits des femmes. Or, avec la location d’utérus, qualifiée abusivement de « gestation pour autrui » (GPA), il s’agit le plus souvent d’exploiter successivement les corps de deux femmes, la première pour produire les ovules, à grand renfort d’hormones et actes gynécologiques, la seconde pour porter l’embryon pendant neuf mois avant de l’abandonner aux commanditaires. Ce cumul de contributions féminines, plutôt que l’insémination directe de la mère porteuse, permettrait de limiter le risque d’appropriation par cette dernière de l’enfant, puisqu’il lui est génétiquement étranger. Pourtant, certains prétendent que la GPA aurait une version éthique, où les intervenantes ne seraient animées que par l’altruisme. Si cela existe, il n’est pas nécessaire de mobiliser les institutions médicales et éthiques : de tels « arrangements » furent possibles depuis le début des temps et n’ont rien à voir avec de prétendus « progrès de la science ». Quand les femmes ont obtenu de haute lutte le droit à l’IVG, c’était pour assumer leur liberté de vivre complètement qu’une procréation non désirée aurait entravée. Il n’existe pas de « droit des femmes » s’il aliène d’autres femmes et la « GPA éthique », que revendiquent certain(e)s ne correspond qu’à un esclavage policé.

Un autre principe concerne les droits de l’enfant, puisque celui-ci constitue la finalité même de l’AMP. Outre le maquillage de la maternité dans la GPA, des pratiques autorisées permettent de concevoir délibérément un enfant orphelin de ses racines génétiques à l’issue du don anonyme de gamètes, au mépris du droit à connaître ses origines qui figure dans la convention internationale des droits de l’enfant. L’anonymat du donneur de sperme en insémination artificielle (IAD), a été institué en France par les banques de sperme il y a plus de 40 ans, puis ratifié par les lois de bioéthique en 1994. Il apparaît avec le recul ce qui était prévisible : la création de situations psychologiques insupportables qui peuvent amener ces enfants à rechercher et découvrir leur géniteur grâce à internet. Aussi devrait-il devenir possible pour ces enfants d’obtenir la levée d’anonymat du donneur pourvu que celui-ci en soit prévenu avant la conception. Les arguments pour le maintien de l’anonymat (menaces sur la paix des ménages, crainte de raréfaction des donneurs) ne pèsent rien au regard du but de ces artifices : faire naître un enfant qui puisse disposer des mêmes chances d’épanouissement que tous les autres. Il n’existe pas de « droit à l’enfant » sauf à le réifier en objet appropriable.

Nos grands principes dégalité et de refus de tout eugénisme sont aussi mis à mal par l’AMP avec don de sperme (IAD, FIV avec donneur) qui place les praticiens en responsabilité de choisir le père génétique de l’enfant. C’est-à-dire de sélectionner d’abord les donneurs de sperme potentiels, puis d’« apparier » chaque femme receveuse avec le donneur estimé le plus compatible, à la fois pour sa ressemblance avec le père social, mais aussi pour éviter le cumul chez l’enfant de certains facteurs de risque génétique portés par les deux géniteurs. Ces opérations débordent les pratiques sociales usuelles pour le choix d’un partenaire. Elles reposent sur des critères établis par les banques de sperme elles-mêmes et demeurent largement opaques. Ainsi, les praticiens accaparent un pouvoir eugénique potentiellement sans limites, tant que la loi n’établira pas les règles nécessaires et suffisantes. Le développement rapide des identifications génétiques (actuellement interdites en France, mais accessibles par internet) devrait alimenter l’eugénisme de tels appariements. Pourtant, il est vraisemblable que la nouvelle loi ne prendra pas en compte cette situation, tant elle correspond aux privilèges des banquiers en sperme comme aux vertus hygiénistes de la biomédecine contemporaine.

C’est avec le tri des embryons à l’issue de la FIV (diagnostic génétique préimplantatoire = DPI) que pourra se manifester pleinement l’eugénisme. Le DPI permet la sélection anticipée des personnes, finalité officiellement interdite par divers textes français et internationaux, et ce n’est qu’en jouant sur le stade très précoce du développement où on opère la sélection humaine que celle-ci est autorisée, avant que l’embryon ne devienne une personne. La ségrégation de ces « personnes potentielles », et donc des enfants à venir, ne peut que s’intensifier avec les progrès du séquençage des génomes d’une part, et d’autre part la révolution biologique qui devrait permettre de concevoir sans douleur (hors de toute épreuve médicale) de très nombreux embryons [3]
. Les conséquences de cette nouvelle forme de sélection humaine, qui échappe à la coercition et à la violence de l’eugénisme classique, sont variées [4] et potentiellement dramatiques, sans rapport avec celles de l’avortement médical (IMG ou ITG = interruption thérapeutique de grossesse). Il faut comprendre que le tri des embryons permet de choisir le « meilleur » enfant possible, alors que l’IMG n’a pour but que d’éviter « le pire ». Aussi, l’eugénisme de l’IMG se trouve définitivement contenu par le nombre (un seul) et le statut (intra-utérin) du fœtus, une situation complètement différente de celle du DPI qui intervient sur plusieurs embryons en laboratoire. Pourtant, le DPI et son évolution prévisible occupent peu de place dans les débats en cours : dans la thématique « embryon » des EGBE de 2018, le CCNE ne situe la « tension éthique » qu’entre « le respect dû à l’embryon comme personne potentielle et l’importance de poursuivre des recherches ». Encore une fois, la sélection humaine basée sur le tri des embryons ne sera pas au programme... en attendant que soit disponible le tri de centaines de caractéristiques génétiques parmi des centaines d’embryons. C’est-à-dire la fabrication à la demande de tous les enfants. Alors, nos politiques énonceront doctement que la science est encore une fois allée plus vite que l’éthique...

Au nom d’un autre principe qui veut que l’humain demeure hors marché, la vente de produits du corps humain (gamètes, embryons) ou la location de ventres féminins (GPA) sont interdites en France. Pourtant, la transaction par internet ou le tourisme médical s’amplifient pour contourner la loi. Ainsi, les inégalités sociales s’affirment dans la procréation artificielle, médicale ou sociétale, et l’exigence bioéthique annoncée officiellement semble peu compatible avec le libéralisme économique qui sévit partout. Aux États-Unis, ces problèmes sont soumis à la loi ordinaire du capitalisme : d’abord il n’existe pas d’interdit sur une technique controversée, pourvu qu’elle ne mobilise pas l’argent public ; ensuite, la régulation des pratiques ne dépend pas de lois mais du contrat passé entre les patients et les praticiens, pour le plus grand profit des cabinets juridiques.

Encore un principe que l’on croyait acquis : la complémentarité des sexes. Approuver les critiques portées aux conditionnements qui attribuent des rôles sociaux spécifiques à chaque sexe (« théorie du genre ») n’implique pas de renier les différences essentielles entre un homme et une femme. Et de remarquer que ces différences font, pour la majorité des humains, le sel de la vie. Or, des hommes veulent s’approprier une fonction féminine fondamentale, celle de porter un enfant, en incitant une femme à assumer la grossesse à leur profit (GPA). Symétriquement, des femmes recherchent l’annulation de la ménopause, que ne connaissent pas les hommes, en plaçant leurs ovocytes en réserve pour plus tard. Comble de la confusion : une femme transgenre états-unienne vient d’obtenir l’assistance médicale afin d’allaiter l’enfant de sa compagne, mais tout en conservant ses testicules. Ces pratiques, stimulées par la négation des différences sexuelles et de leur complémentarité, trouveront leur accomplissement dans le cyborg asexué que promettent les transhumanistes.

Que dire aussi du sort fait au principe de précaution, pourtant inscrit dans la Constitution, quand des institutions comme l’Inserm ou les académies des sciences et de médecine cautionnent le projet de modification génétique d’embryons humains ? Il faudra encore beaucoup de temps avant que l’innocuité de telles manipulations soit garantie, et bien des garde-fous à inventer pour que la correction des embryons déficients ne dérive pas en amélioration des embryons normaux. Pourtant, ces mêmes institutions demandent déjà le droit d’établir la grossesse en transplantant in utero des embryons ayant fait l’objet de « soins », c’est-à-dire de bricolages expérimentaux, comme s’il y avait urgence. [5]

Les exigences pour une libéralisation continue des lois de bioéthique se nourrissent du refus d’auto limitation de la puissance technique. On assiste à une escalade au sein de l’AMP vers des techniques de plus en plus intrusives, même sans raison objective. Par exemple, la FIV est souvent l’occasion de pratiques inutiles mais susceptibles d’effets indésirables (voir ref. 2). La médicalisation de la procréation est aussi requise pour résoudre des problèmes où elle n’est pas nécessaire, comme des situations sociales particulières (GPA ou IAD pour couples homosexuels [6]) ou des infécondités récentes et inexpliquées. Elle est aussi revendiquée dans des cas médicaux graves où elle pourrait constituer l’unique solution, mais alors c’est en ouvrant la voie pour des applications litigieuses des mêmes techniques. Ainsi, l’assistance à des femmes privées d’utérus peut servir à légitimer la pratique des mères porteuses. Autre exemple : des couples, heureusement très rares, dont les deux membres ne génèrent que des gamètes porteurs d’une mutation pour une maladie grave, et donc ne pouvant concevoir que des enfants atteints, pourraient relever de la correction génétique de leurs embryons si cette technique devient disponible, mais nul n’empêchera ensuite l’extension de telles manipulations du génome à des pratiques d’amélioration humaine. Ce qui paraît de plus en plus étranger aux acteurs de l’AMP comme aux éthiciens et politiciens, c’est la notion de limite ou d’interdit. Comme si rien ne devait permettre de refuser tout ce qui est faisable, selon une idéologie de puissance illimitée dont s’est emparé le transhumanisme.

En même temps se trouve nié le principe d’autonomie des personnes, de plus en plus soumises à l’assistanat medical, puisque les praticiens se font indispensables à toutes les périodes de la vie, depuis la conception jusqu’à la mort. Ainsi, la loi sur la fin de vie n’envisage pas l’autonomie de chaque sujet, pourtant responsable de son existence et qui devrait pouvoir librement accéder à des modes de suicide dignes, propres et sans douleur. Quant aux savoirs sur le génome de chacun, mis en œuvre avec le programme de séquençage génomique pour la « médecine personnalisée », ils risquent surtout de provoquer des situations d’angoisse et de recherche d’une protection médicale, même si la thérapie génique n’est pas compétente. En revanche, ces informations génétiques pourraient justifier la sélection des futures personnes grâce au DPI...

En impliquant les institutions médicales et politiques dans la résolution de leurs problèmes intimes, et en se transformant très vite en patients, beaucoup de personnes renient leur autonomie à chaque fois que l’assistance requise n’était pas nécessaire. C’est le cas de couples impatients de concevoir et n’imaginant pas d’autre solution que médicale. C’est aussi le cas de personnes homosexuelles dont le mode de vie s’oppose aux relations inter-sexes. La question n’est plus « comment puis-je me débrouiller ? » mais « quel spécialiste résoudra mon problème  ? », comme si le confort de l’aliénation l’emportait sur l’affrontement responsable des situations. Si j’ai souligné que l’ACP (aide conviviale à la procréation) pourrait parfois se substituer à l’AMP [7], en particulier en réalisant l’IAD sans concours médical, c’est surtout pour appeler les amateurs de technologies encadrées à l’exercice de leur autonomie chaque fois que possible.

Finalement c’est la démocratie qui est mise à mal lors de la fabrication de la bioéthique. Afin de résoudre les controverses, un système de larges consultations a été inscrit dans la loi de 2011. Il institue des États généraux de la bioéthique qui consistent essentiellement en « conférences citoyennes » et contributions en ligne sous l’égide du CCNE. On sait que, dans ce but, le CCNE a constitué en 2018 un groupe de citoyens qui donnera son avis, mais nous n’avons aucun détail sur la diversité réelle et l’indépendance de ce groupe, ni surtout sur la procédure permettant l’information contradictoire la plus complète possible de ces citoyens. [8] En revanche, nous savons que c’est l’avis du CCNE et pas celui du comité de citoyens qui est attendu par les instances politiques. Et que le CCNE, dont les membres affichant des réticences aux technologies controversées disparaissent progressivement grâce au jeu des renouvellements, s’est déjà prononcé, par exemple, en faveur de la PMA pour toutes...

Au début de cet article, nous avons évoqué un sondage d’opinion et sa manipulation. La pseudo-démocratie se construit aussi avec des concertations, forums, « assemblées citoyennes », toutes procédures qui prétendent établir ce que souhaite la population en recueillant des opinions pour la plupart mal informées ou partisanes. La démocratie supposerait la prise en compte d’avis éclairés plutôt que des opinions préfabriquées. Si le but de la législation bioéthique est l’élaboration de règles qui satisfassent la grande majorité de la population sans porter atteinte aux intérêts légitimes de minorités, c’est-à-dire si l’on veut construire des règles qui correspondent au « bien commun », il faut se donner les moyens de recueillir l’avis dûment éclairé des citoyens, puis de le respecter. Pourquoi le CCNE ne prend-il pas en compte la procédure des conventions de citoyens, pour laquelle une proposition législative a été rendue publique depuis dix ans [9] ? Dans cette procédure [10], les jurés citoyens sont indépendants d’intérêts particuliers, puisqu’ils sont issus d’un tirage au sort suivi d’une vérification d’indépendance puis de l’aménagement d’une diversité maximale. Ils sont complètement informés, puisqu’un comité de pilotage pluriel assure le concours d’experts aux points de vue contradictoires, et que le processus se donne le temps indispensable pour le débat interne au groupe. Ils sont abrités des diverses pressions lobbyistes puisqu’ils demeurent anonymes jusqu’au rendu de leur avis, qu’ils rédigent eux-mêmes. Surtout, ils sont portés à définir le bien commun grâce à la manifestation des vertus conjuguées de l’intelligence collective et de l’altruisme. Cette manifestation rare [11] est le fruit de leur responsabilité assumée qui instille l’émulation interne au groupe. Elle ne peut pas apparaître dans un débat public à la va-vite ni à l’occasion d’échanges désincarnés sur internet. C’est bien parce que l’évolution de la bioéthique prétend s’aligner sur celle que connaîtraient les esprits que les consultations de citoyens doivent fuir les formatages médiatiques en recherchant l’indépendance des jurés et la nécessité de savoirs pluriels avant d’aviser.

Où va la bioéthique ?

Comme nous l’écrivions en 2010 [12], la question qui devrait habiter le CCNE n’est pas celle des petits pas, toujours justifiables parce qu’ils ont l’évidence du bon sens, mais celle de la limite. Dans certaines situations conflictuelles, la pondération est inefficace, seule vaut « l’existence de bornes infranchissables » [13]. Ce sont ces bornes qu’il faut rapidement ériger. En effet, il n’y a pas de véritable construction éthique si tout changement consiste en une permissivité indéfinie par l’addition de nouvelles exceptions à ce qu’on présentait comme une règle. La singularité française tant vantée ne serait alors que la marque de notre retard sur ce que font déjà nos voisins ! De plus, la réflexion ne devrait pas se limiter à des pratiques déjà disponibles, alors qu’un futur préoccupant se profile activement dans les laboratoires. Ne devrait-on pas affronter en amont des situations plus ou moins imminentes concernant l’humanité (sélection humaine, humanité « augmentée », conformité à des standards, inégalités...), plutôt que focaliser le débat sur les exigences de quelques-uns ? On ne construira pas une bioéthique d’apaisement en accordant les fantasmes des humains avec le désir de maîtrise des chercheurs et les projets des investisseurs. ll faut repasser sans cesse par la case départ, celle des citoyens dûment éclairés. Une société n’est pas une structure immobile, et bien des faits nouveaux, dont l’innovation technique et les changements socio-politiques, justifient l’adaptation des règles antérieures. Pourtant, ce mouvement ne devrait pas conduire au bouleversement violent et irréversible des valeurs et modes de vie ancestraux. Admirons l’évolution naturelle qui sait prendre son temps pour expérimenter la nouveauté ! Et inquiétons-nous de l’évolution très rapide des régulations éthiques, comme celles du Comité international de bioéthique qui déclarait en 1997 : « Nul ne peut être soumis à la discrimination sur la base de caractéristiques génétiques (...) Les individus doivent être respectés dans leur singularité et leur diversité », avant d’énoncer en 2015 : « Le but de renforcer certains caractères et traits des individus et de l’espèce humaine par l’ingénierie des gènes ne doit pas être confondu avec les projets barbares de l’eugénisme.  »

Si les aménagements bioéthiques se succèdent comme inexorablement et toujours dans le sens d’une permissivité croissante, c’est que, au-delà des intérêts de certains professionnels, de citoyens minoritaires et de quelques industriels, le dépassement de la condition humaine (transhumanisme) est un projet qui séduit largement les populations. Cette séduction fait négliger les questions nouvelles que les développements technologiques ont imposées comme menaces inédites : la finitude de la planète et la démesure du désir de toute-puissance. Quelle parade peut-on opposer à ces périls insidieux ? Il est possible d’expliquer que la volonté de vaincre toutes les contraintes dont nous sommes affublés (maladie, mort, performances à améliorer...) relève d’un infantilisme ancestral qui a enfin trouvé un terrain crédible grâce à la récente puissance opératoire de la technoscience. Mais expliquer, contredire, et même éduquer consomment beaucoup d’énergie et surtout exigent du temps pour obtenir un effet, d’où le risque de ne pas empêcher l’effondrement qui paraît bien proche. Ou alors, on pourrait proposer un récit du futur qui donne envie, un renouveau attractif de l’idéal humaniste et démocratique. Ici, on se heurte à la nouvelle culture qui fait de la permissivité le comble de l’épanouissement. Le drame bioéthique plus encore que le drame écologique n’est pas seulement le fait du capitalisme prédateur et irresponsable. Il s’épanouit dans la perversion d’une « gauche » qui a perdu ses repères en substituant la satisfaction individuelle au bien commun, en posant que le bien commun n’est que le résultat des satisfactions individuelles. Sinon, comment comprendre que la réduction de femmes en esclaves gestatrices (GPA) soit devenue une idée de gauche, un demi-siècle après les grands mouvements de libération féminine ? Ou que l’accès à l’AMP pour tou(te)s, même pour ceux et celles qui n’en ont pas besoin, soit compris comme un droit aussi légitime que celui de faire grève ? Ou encore que l’enfant devienne un produit de consommation dont la disponibilité et la qualité font l’objet d’exigences ? Ce qui est en jeu dans la libéralisation progressive des lois de bioéthique, c’est le renoncement à l’autonomie et à la solidarité au nom des acquis technologiques. Les nouveaux écologistes et les post-humanistes se reconnaissent-ils dans la pensée d’Ivan Illich ? Celui-ci écrivait en 1975 : « les gens en sont venus à reconnaître ce nouveau droit des professionnels de la santé à intervenir dans leur vie au nom de leur propre santé (...) ils perdent en de fréquentes circonstances leur pouvoir et leur volonté de se suffire à eux-mêmes, et finalement en viennent à croire que l’action autonome est impraticable » [14]. En triant les futurs bébés selon leurs promesses de normalité ou de performance et en ouvrant l’engendrement médicalisé à des personnes non stériles, on abandonne à l’appareil technique la gestion de nos corps, de nos désirs, et de nos relations aux autres. Consommer de l’assistance biomédicale relève d’une pulsion comparable à celle qui nous fait consommer en excès des aliments ou des appareils électroniques, de la vitesse ou du confort. Et bientôt le traitement informatique instantané de données innombrables permettra d’adapter en continu chaque personne à son génome et à son environnement pour assumer scientifiquement les meilleurs destins possibles.

Souvent, la consommation des « soins de santé » commence par la mise en spectacle d’une promesse, puis elle se nourrit de l’angoisse du manque et de l’utopie de paradis artificiels. Ainsi, avance la mise en réalité de l’utopie transhumaniste [15], de façon insidieuse parce qu’il n’existe pas de limites claires à partir desquelles il faudrait s’inquiéter. Le transhumanisme progresse par la désertion morale autant que par les désirs de puissance. Ainsi la Commission des affaires juridiques du Parlement européen souhaite accorder une personnalité juridique aux robots, ceux-ci étant dénommés « personnes électroniques ». Que deviendront les droits de l’homme quand les personnes électroniques seront confrontées aux robots biologiques que nous devenons progressivement grâce aux prothèses, nanocapteurs et connexions de nos cerveaux à l’ordinateur ?

Beaucoup de contemporains, y compris chez les militants de gauche ou les écologistes, ont abdiqué la « résistance à l’air du temps » [16] au profit de l’acclimatation : ils acceptent la déshumanisation sournoise en s’abandonnant à une forme de rationalité seulement mécanique, en acceptant le TINA (« there is no alternative ») du néolibéralisme quand il permet une solution commode et solitaire pour leur économie intime dans la société de marchandise. Les nouveaux droits qu’ils revendiquent relèvent de l’accumulation des permissivités plus que de la quête légitime d’un bien-être partagé. Elle a peu à voir avec la justice envers l’humain et le besoin d’altérité.

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