Le droit fondamental à la santé au travail, un instituant du contre-pouvoir syndical

mardi 19 septembre 2017, par Louis-Marie Barnier *

La santé au travail a été marquée par le compromis tissé à l’occasion de la loi de 1898 sur les accidents du travail, qui établit la primauté de la réparation sur la prévention des risques professionnels. Celui-ci s’est prolongé par la prévalence donnée aux compromis entre employeurs et représentants de salariés pour toute décision concernant la réglementation dans ce domaine (Henry et Jouzel, 2008). L’État s’est construit comme un acteur « modeste » (Crozier, 1987), confiant aux « partenaires sociaux » l’élaboration des règles et compromis qui définissent les normes de travail.

Communication dans le cadre du congrès de l’Association française de sociologie, Amiens, juillet 2017.

Pour certaines approches, le contre-pouvoir des salariés résiderait dans cette régulation autonome qui s’opère autour du travail, à la rencontre des régulations de contrôle (Reynaud 1990), donnant au salarié pouvoir sur le travail, pour autant qu’il parvienne à imposer ses propres normes, l’exigence de la qualité du travail et le débat sur ses objectifs. Mais cette approche enferme la relation de travail dans une négociation autour de l’emploi, du salaire et des conditions de travail où le troisième volet s’incline devant la nécessité de la sécurité du revenu (Ewald, 1987).

C’est en considérant le travail comme « support de rapports sociaux » (Vincent, 1995) que le syndicalisme peut au contraire construire un véritable contre-pouvoir, donnant leurs dimensions sociales aux rapports sociaux de sexe, race, classe qui structurent la division du travail (Turshen, 2008). La référence à un droit fondamental à la santé (Thébaud-Mony, 2007), irréductible au contrat de travail, fonde une conception de la santé au travail comme partie prenante de la santé publique. Elle participe de la politisation du champ de la santé au travail et autorise à penser le syndicalisme comme contre-pouvoir.

Nous proposons ici d’ouvrir un débat sur les outils politiques mobilisés pour aborder la santé au travail. À partir d’une analyse de la loi de 1898 sur les accidents du travail et de ses effets sur la constitution du champ de la santé au travail, nous envisagerons ce que signifie se référer au droit fondamental à la santé au travail, puis ce qu’implique cette nouvelle conception de la santé au travail pour un syndicalisme qui se conçoit comme un mouvement social. Notre recherche prolonge une réflexion plus large sur la place de la négociation versus la loi dans notre société.

1. Le compromis de 1898

La santé au travail a été marquée dès le XIXe siècle comme un enjeu des luttes sociales. Il a fallu, pour constituer cette relation spécifique entre santé et travail, prouver que la santé des travailleurs ne dépendait pas de leur hygiène de vie ni de la fatalité liée à un « risque professionnel ». Des luttes de salariés ont réussi à prouver la nocivité de leur travail. Des actions en justice remportent des succès. Point d’orgue de cette mise en cause d’un travail nocif, la loi de 1893 impose aux employeurs de garder les locaux « dans un état constant de propreté », représentant la première loi généraliste sur la responsabilité des employeurs concernant la santé des travailleurs. Mais cette dynamique est bloquée par la loi de 1898 sur les accidents du travail. Celle-ci repose sur quatre principes : la présomption d’imputabilité, tout accident survenu à l’occasion ou du fait du travail est un accident du travail ; la simplicité et l’immédiateté de la prise en charge du revenu et des frais médicaux ; l’immunité civile de l’employeur ; la possibilité pour l’employeur de couvrir ses risques en prenant une assurance. La réparation peut être modulée en cas de faute inexcusable de l’employeur. Ce compromis, qui confirme la prédominance de la réparation sur la prévention, perdure depuis plus d’un siècle.

L’institution de la Sécurité sociale prolonge et réactive ce compromis en 1946 : elle s’attache à assurer la sécurité des soins et des revenus. Le risque « accident du travail-maladie professionnelle » est couvert par une cotisation patronale obligatoire. La prévention des risques est confiée à la branche AT-MP (accidents du travail et maladies professionnelles), mais le travail de prévention est minime. En 1967, la direction de la caisse AT-MP est confiée au CNPF (puis au Medef), ceci jusqu’en 2002 (Viet et Ruffat, 1999). Encore maintenant, les institutions de la Sécurité sociale fonctionnent au consensus, qui implique un accord nécessaire des employeurs pour toute mesure de prévention un tant soit peu contraignante dans les entreprises (Tiano, 2003), et l’expertise est largement confiée aux employeurs (Henry, 2017).

Les luttes des années 1970 conduisent à la remise en cause du taylorisme, de l’organisation et des conditions de travail. Des patrons sont mis en prison pour accident du travail. Le mai rampant italien permet aux ouvriers de construire un rapport de force sur cette question (Carnevale et Causarano, 2008). En France, un accord national interprofessionnel sur les conditions de travail affirme en 1975 l’obligation pour les employeurs d’adapter les rythmes et la charge de travail aux capacités de chaque travailleur. Mais les lois Auroux de 1982 renferment la santé au travail dans le cadre de l’entreprise et du CHSCT autour du projet d’une citoyenneté des salariés.

Ce compromis de 1898 marque donc le domaine de la santé au travail jusque dans les années 2000. Plusieurs scandales sanitaires, dont celui de l’amiante, éclatent au début du XXIe siècle, amenant le gouvernement Jospin à une intervention forte : l’amiante, dont l’effet nocif est connu depuis les années 1920, est enfin interdit en 2002. Un arrêt amiante de la Cour de cassation affirme en 2002 l’obligation de santé de résultat de l’employeur. La Cour va même affirmer en 2006 (arrêt Snecma) que l’employeur ne peut prend de décision de réorganisation qui porte atteinte à la santé des salariés. Simultanément, la directive-cadre européenne de 1989, qui rend l’employeur responsable de la santé au travail, commence à s’appliquer à travers l’extension de l’obligation pour l’employeur de consigner dans un document son évaluation des risques.

Ce court résumé d’une histoire complexe montre la pérennité jusqu’en 2002 du modèle instauré par la loi de 1898 inscrivant la santé au travail dans le champ du compromis tissé autour du travail et de ses questions structurantes, l’emploi, le salaire, les conditions de travail. C’est par la référence au droit à la santé que se trouve dépassé en 2002 le cadre normatif du compromis de 1898.

2. Le droit fondamental à la santé

Inscrit dans le préambule de la constitution française, le droit à la santé est un élément fondateur de notre société. Il a longtemps été limité par le droit de propriété de l’employeur sur l’outil de travail, qui lui confère cette autonomie de gestion reconnue par les juges. Il s’affronte de plus aujourd’hui à un néolibéralisme qui souhaite élargir l’espace du marché et lui donner plein pouvoir sur l’ensemble de la société (Dardot et Laval, 2010).

L’histoire des droits fondamentaux, droits « naturels » peu à peu inscrits dans le droit positif, a fait l’objet de nombreux débats, notamment aux XVIIIe et XIXe siècles, se traduisant par des déclarations des droits fondamentaux adoptées de façon quasi simultanée, notamment en France (1789) et aux États-Unis (1791) (Fauré, 2011). Cette première période est marquée par l’affirmation des droits des individus contre le pouvoir absolu de la royauté, puis de l’État dans les formes diverses qui sont apparues pendant cette période, « contre l’absorption de l’individu dans l’État  » (Fauré, 2011 p. 21). Les droits fondamentaux qui s’élaborent sont étroitement imbriqués à la construction d’un État moderne. Ils se réfèrent à deux principes fondamentaux : prévenir toute tentation d’absolutisme et constituer la base de l’État de droit, entre lesquels ils se trouvent pris en tension. Ils acquièrent ainsi une double dimension, « garants des droits de l’individu contre l’État » ou « droits de l’homme fondateurs de l’espace public, résultant d’un État de droit » (Fauré 2011, p. 16). Cette « ambivalence » (Fauré 2011, p. 17) fondatrice doit être gardée à l’esprit, sous peine de perdre l’apport de l’analyse historique et la compréhension que ces déclarations ont pu avoir des objectifs significativement différents pour leurs initiateurs.

2.1. Le droit au respect de l’intégrité des salariés

Se situant dans la première dynamique évoquée, le mouvement syndical aborde le droit fondamental à la santé comme une limitation du pouvoir de l’employeur au nom du respect de l’intégrité et de la dignité humaine. Cette approche fournit un véritable ressort à la résistance contre les risques psychosociaux.

C’est par exemple la position des initiateurs de la « proposition de code du travail  » (Dockès et alii, 2017), pour qui « ces droits ont été accordés à la personne humaine pour la protéger contre les méfaits qu’un pouvoir pouvait lui faire subir » (Dockès et alii 2017, p. 12). À ces droits fondamentaux, « protections du faible face au fort » (idem, p. 13), ne peuvent être assimilés, sauf dévoiement du droit de propriété ou de la liberté d’entreprendre. L’affirmation de l’individu est fondamentale dans notre société, qui pourrait rapidement le réduire à un producteur ou un chômeur ; ainsi, la définition des biens communs comme « ceux qui contribuent aux droits fondamentaux et au libre développement de la personnalité (…) introduit une référence générique à la personne » (Rodotà, 2012). Dans le prolongement de cette idée et en s’appuyant sur la force de la déclaration de Philadelphie de 1944, Alain Supiot souligne que « la dignité humaine est un principe sur lequel on ne peut transiger sans remettre en cause l’ordre juridique tout entier » (Supiot, 2010, p. 22).

Le Code du travail joue un rôle protecteur visant à contrebalancer l’inégalité du contrat de travail en créant des droits individuels et collectifs. Le droit du travail, liant de façon indissoluble code du travail et code de la sécurité sociale, demeure parallèlement un reflet du compromis du travail, celui qui engage le salarié dans un processus de subordination marqué par l’aliénation du travail. Il s’est construit comme une exception au droit pénal, substituant par exemple la réparation à une juste prise en compte des dommages faits à la personne. Il participe de la « régulation des rapports qui président à la vie économique » (Lyon-Caen, 1995, p. 4). En instituant la « personne “constitutionnalisée” » (Rodotà, 2016, § 39), nous nous référons à des principes fondamentaux qui touchent au droit naturel.

2.2. La création d’un espace public de la santé au travail

Ces droits fondamentaux, comme le souligne C. Fauré (2011), sont aussi fondateurs de l’intervention publique et d’un espace public qui lui est lié. Cette idée s’oppose à l’espace privé de l’entreprise, et donc au droit de propriété de l’employeur. La Révolution française a vu en un court laps de temps l’adoption de trois déclarations aux teneurs assez différentes. Les droits fondamentaux évoqués restent stables, « la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression  » (Art. II de la déclaration de 1789), « l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété » (Art. II, déclaration de 1793), repris terme à terme dans l’article I de la déclaration de 1795. Ces textes associent la liberté et la propriété, la seconde définissant l’homme libre et lui donnant la capacité d’être libre : pour les initiateurs de ces déclarations, la propriété est au « fondement de la liberté » (Rodotà, 2016). Cette affirmation des droits de l’homme témoigne d’une volonté de confier au droit la tâche de préserver la liberté – mieux, même, de constituer le sujet de droit comme libre. La Révolution française marque d’abord l’avènement du droit politique à la citoyenneté.

Il faut attendre la Constitution de 1848 pour que ces droits fondamentaux intègrent les droits sociaux, notamment le droit au travail avec la création des ateliers nationaux, et surtout celle de 1946 qui évoque notamment « la protection de la santé, la sécurité matérielle. » Ces droits sociaux, initialement déclaratifs, se sont intégrés progressivement dans le droit positif. S. Rodotà insiste sur l’opération de constitutionnalisation des droits fondamentaux qui leur ont donné corps, notamment à la suite de la guerre de 1939-1945 : les constitutions ont alors « institutionnalisé l’espace des droits fondamentaux en favorisant le passage de l’’État de droit’ à l’’État constitutionnel des droits’ » (Rodotà, 2016). C’est ainsi que la création du Conseil constitutionnel en 1958 en France constitue progressivement (notamment depuis 1970) le premier véritable contrôle de la conformité des lois à la Constitution. Elle confirme alors « la pleine valeur normative » (Guéna, 2002, p. 4) du préambule de la Constitution française. Ce conseil vérifie la conformité des lois aux textes composant le « bloc de constitutionnalité », composé de la Constitution de 1958 proprement dite, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946. Ce dernier texte fait référence aux « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » qui comprennent notamment la liberté d’association ou la liberté individuelle (Guéna, 2002). S’ils intègrent progressivement le droit au logement décent ou la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, ces droits semblent être en difficulté pour franchir les frontières des entreprises, cependant la liberté d’expression des salariés (Affaire Clavaud en 1988) est affirmée, puis le droit à la santé qui prend (enfin) valeur constitutionnelle en 2004.

Pourtant, « si, en effet, les droits sociaux sont par principe indéfinis, ils ne sont jamais qu’autant d’expressions d’un fondamental droit à la vie » (Ewald, 1987, p. 24). C’est ce qu’exprime le recours au droit pénal concernant la santé des travailleurs ; ce droit fixe la responsabilité engagée par l’employeur, mais lui donne une dimension autre que le simple droit contractuel, puisqu’il se réfère à des principes fondamentaux en communauté, à commencer par le précepte ontologique : « Tu ne tueras pas » (Thébaud-Mony, 2008). Il est donc logique qu’Annie Thébaud-Mony appuie sa dénonciation d’un travail nocif à la santé des travailleurs sur les principes de base du code pénal : « Homicides et blessures ’involontaires’, violence ayant entraîné la mort ou le suicide ; délit de mise en danger délibéré d’autrui ; atteinte à la dignité humaine ; non-assistance à personne en danger... » (Thébaud-Mony, 2008), autant de délits identifiés par le Code pénal, mais dont le Code du travail aide les employeurs à s’exonérer. « Le recours au pénal constitue un outil politique de remise en ordre de la hiérarchie des priorités » (Barnier et alii, 2009, p. 43), écrivions-nous en dénonçant ce travail qui « tue en toute impunité » (Barnier et alii, 2009).

Ce droit fondamental à la santé exige la constitution d’un espace public légitimé par une action publique. Cette approche par la santé publique doit s’envisager sous plusieurs angles. Elle affirme que la santé au travail relève d’un ordre public absolu et confie un rôle primordial à l’État pour intervenir sur les questions de santé et de sécurité au travail. Elle oblige à considérer les actions des entreprises sous l’angle des effets induits dans l’ensemble de la société, trouvant ainsi par exemple un prolongement vers la santé environnementale (Barnier, 2016). Elle amène à considérer les outils théoriques d’approche de la santé publique comme opérants dans un contexte de travail. Elle donne ainsi un sens particulier à l’intervention de chaque acteur de la prévention des risques. Cette approche conduit à envisager la relation de travail comme une relation sociale s’inscrivant dans des rapports sociaux d’exploitation et de domination.

L’État fixe un cadre normatif important concernant la sécurité des travailleurs. Cette intervention de l’État peut prendre une forme plus directe sur la santé au travail en l’inscrivant dans son agenda politique, un Plan santé-travail quinquennal venant ainsi prendre place à partir de 2005 dans les politiques publiques, à côté notamment d’un plan Santé environnementale (2004), et ouvrant à des interventions actives dans plusieurs domaines. Mais l’intervention publique ne se limite pas à cette action étatique, tant celle-ci peut être comprise comme « une action collective plus ou moins organisée engageant des acteurs publics et privés  » (Gilbert et alii, 2009, p. 20). Cette première dimension de l’intervention de l’État, dans le cadre de son mandat de garant de la santé publique, est complétée par un contrôle des activités des entreprises et de leur incidence sur l’environnement et la population. Sécurité industrielle et sécurité du travail sont intimement liées, depuis l’explosion des poudreries de Grenelle en 1794 (Le Roux, 2011) jusqu’à l’explosion d’AZF en 2001 qui fit des victimes tant du côté des salariés (notamment sous-traitants) que de la population « civile » (Chaskiel, 2007).

« L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (L4121-1 du code du travail). Le droit à la santé relève d’un droit supérieur s’imposant à l’employeur. « L’obligation de sécurité n’est donc pas d’abord une obligation contractuelle mais une obligation légale. C’est la raison pour laquelle elle domine le pouvoir de direction du chef d’entreprise » (Verkindt, 2008). L’obligation de résultat de l’employeur en matière de santé et sécurité du travail relève du droit fondamental des salariés à la santé.

2.3 Pour un syndicalisme des droits fondamentaux

La référence à ces droits fondamentaux participe pour le syndicalisme d’un double mouvement. D’un côté, au sein de l’entreprise, elle permet d’affirmer le droit imprescriptible des salariés au respect de leur intégrité. Ce droit représente une limite intangible du pouvoir de l’employeur. Le droit à la sécurité au travail a pu ainsi constituer un premier pivot de l’intervention syndicale dans l’entreprise. Mais le syndicalisme trouve aussi un second souffle quand il s’affirme porteur du droit fondamental à la sécurité tel que l’exige la constitution. Il devient alors le prolongement de cette puissance publique intervenant dans l’entreprise. Plus encore, il contribue à la création d’un espace public de prise en charge de la santé au travail par son intégration dans la santé publique.

L’essentiel du débat sur la santé au travail se concentre aujourd’hui dans l’entreprise. L’institution du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) cristallise cette rencontre entre différents intervenants autour de l’objectif de la prévention, mais elle enferme simultanément cette question dans un face-à-face entre élus de cette instance et employeur.

Cet enfermement institutionnel est complété par une tendance sociétale à définir comme enjeu de négociations des pans toujours plus grands du code du travail concernant les conditions de travail et la santé des travailleurs. La loi ouvre un champ de dérogations qui portent largement atteinte à la santé, et l’a confié à la négociation collective, qui deviendrait garante du respect de la santé des salariés. Depuis des dizaines d’années, des champs du droit du travail ont été ouverts à la négociation collective dans un sens dérogatoire, notamment concernant le temps de travail et son organisation. Les « partenaires sociaux » peuvent à loisir aujourd’hui débattre des heures supplémentaires, des conventions de forfait, de la répartition des heures travaillées sur le mois ou l’année, voire maintenant plusieurs années. Cette construction dérogatoire a été encore facilitée lorsque les députés créent en 2008, à l’occasion de la recodification du code du travail, une partie « Temps de travail » disjointe de celle intitulée « Santé et sécurité des salariés », mais intégrée dans un ensemble « Durée du travail, salaire, intéressement, participation et épargne salariale », rapprochement très significatif en lui-même.

L’organisation du travail est pourtant partie prenante de la santé au travail. La jonction opérée entre santé, sécurité et conditions de travail dans le cadre du CHSCT en 1982 (Adam et Barnier, 2013) avait représenté une avancée certaine pour armer le mouvement ouvrier face aux évolutions post-tayloriennes du travail. De même la Cour de justice de la Communauté européenne, avant qu’elle ne devienne adepte du droit de la concurrence pure et parfaite, avait clairement indiqué que l’organisation du temps de travail relève de la santé : « Les notions de ‘’milieu de travail’’, de ‘‘sécurité’’ et de ‘’santé’’ (…) devraient, en l’absence d’autres précisions, être entendues (…) comme visant tous les facteurs, physiques ou autres, capables d’affecter la santé et la sécurité du travailleur dans son environnement de travail, et notamment certains aspects de l’aménagement du temps de travail.  » En outre, une telle interprétation des termes « sécurité » et « santé » peut s’appuyer sur le préambule de la Constitution de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui définit en 1946 la santé comme un état complet de bien-être physique, mental et social, et non pas seulement comme une absence de maladie ou d’infirmité. Le temps de travail non flexible est un puissant stabilisateur de cette « santé sociale » évoquée par l’OMS, la capacité sociale d’agir reposant sur des réseaux de solidarité, dans le travail et dans son entourage, qui ne peuvent naître que de rapports humains stables. Le code du travail le reconnaît lorsqu’il indique que les partenaires sociaux peuvent organiser par branche d’activité « les cadences et les rythmes de travail lorsqu’ils sont de nature à affecter l’hygiène et la sécurité des travailleurs. »

Ce temps social a pourtant été largement bouleversé au cours des ouvertures successives du droit du travail à la négociation collective. Que dire tout récemment de la loi Macron de 2015, qui autorise la négociation de l’élargissement de l’ouverture des magasins pendant des heures de nuit, alors même qu’il est reconnu aujourd’hui que le travail de nuit crée à la longue des perturbations irrémédiables du sommeil, sans parler du dérèglement de la vie sociale ?... La nouvelle loi El Khomri d’août 2016 étend encore les possibilités de négocier par exemple l’allongement du temps maximum quotidien ou hebdomadaire de travail, la durée de repos de onze heures entre deux vacations, la détermination des délais de prévenance… Ces références communes que sont le temps de travail hebdomadaire ou le nombre d’heures supplémentaires annuelles sont considérées à travers le seul prisme de la capacité d’endurance du corps humain. Cette capacité deviendrait la seule limite à la réorganisation compétitive nécessaire à l’entreprise.

Le syndicalisme est ainsi invité à se saisir de la santé et de la sécurité des travailleurs comme nouvel enjeu de négociation. Il devrait ainsi démontrer sa capacité à concevoir l’intérêt des salariés dans le seul cadre de l’entreprise, lui fournissant ainsi un « avantage concurrentiel » en cas de « bon » accord dérogatoire.

Inscrire la santé au travail dans une perspective de santé publique invite le syndicalisme à penser autrement l’intérêt collectif des salariés qu’il a pour mission de défendre. Se comprenant comme porteur de la solidarité de classe, il doit contribuer à élever les garanties sociales au-dessus des volontés entrepreneuriales de chaque entreprise. Cette nouvelle perspective se place en opposition au compromis de 1898. Elle postule l’objectif de « politiser » la question de la santé au travail. La distance entre le travail et l’ouvrier, entre l’organisation du travail et le collectif de travail, ouvre la voie à l’émancipation : « Dans les conditions les plus générales du travail, là où il y a toujours un espace, même minime, où peut s’exercer la créativité humaine, des possibles sont ouverts » (Durand, 2000). C’est d’abord à ce niveau que doit se faire la première « politisation », en énonçant que la nécessaire « mise en débat du travail  » (Clot, 2010) ne peut se circonscrire au lieu restreint du travail, mais doit s’envisager au niveau de la société. Il s’agirait ainsi, suivant une démarche maintenant bien cernée par les sciences humaines, d’une volonté de « publicisation » d’un débat, où « la reconnaissance ou non d’un problème se joue dans l’espace public » (Gilbert et alii, 2009, p. 12). Remettre en cause les compromis qui conduisaient au « confinement » des questions de santé au travail, relève ainsi des transformations du rapport de force permettant à ces questions de santé au travail de gagner l’espace public (Henry, 2009).

Le syndicalisme tire son identité de la représentation quotidienne des salariés dans le cadre de leur travail, sa substance des dimensions collectives du travail (Barnier, 2008). Pour défendre la santé des travailleurs et imposer le respect de ce droit à l’intégrité, c’est paradoxalement en dehors de l’entreprise que réside une partie de la réponse syndicale. C’est le cas lorsque le mouvement syndical interroge la responsabilité des employeurs par rapport aux multiples salariés dépendant de ses décisions, contrats précaires, auto-entrepreneurs, sous-traitants, petites entreprises, etc. L’expérience prouve que seule une démarche syndicale volontariste permet la mise en place d’instances efficaces, telles que des CHSCT de site. En se saisissant de la santé-environnement comme un aspect de la santé des travailleurs, le syndicalisme œuvre aussi au dépassement des frontières symboliques de l’entreprise. Dans la lutte contre les pesticides, la liaison des luttes salariés / riverains / agriculteurs est évidente, mais elle se pose aussi concernant les produits chimiques plus généralement et doit permettre une intervention commune salariés / citoyens. Le procès d’AZF qui a lieu actuellement relance le débat sur la sécurité industrielle.

Le syndicalisme trouve aussi des alliés dans la société pour ces nouveaux combats. La santé au travail avait trouvé ses premières impulsions dans la mobilisation d’intellectuels, médecins, chercheurs. Aujourd’hui encore, les interrogations sur les « productions utiles » sont davantage portées par les populations des alentours que par les salariés, qui sont trop impliqués dans leur travail pour être réellement à même d’avoir un point de vue distancié. La catastrophe d’AZF à Toulouse a démontré que les choix de l’entreprise ne concernent pas que ses propres salariés. Initiée à la suite de ce drame, la possibilité de réunir dans les « installations classées Protection Environnement » (dites entreprises « Seveso ») des comités de prévention réunissant employeurs principaux et sous-traitants, CHSCT, associations environnementales et représentants des riverains, constitue un réel basculement culturel que le CHSCT ne peut assumer seul. Ces ouvertures sont du ressort de la démarche syndicale, elles l’enrichissent et donnent un nouveau souffle à des mobilisations devenues plus difficiles dans les entreprises.

Le mouvement pour la santé au travail témoigne de la dynamique de cette dimension, portée par des associations telles que la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (FNATH). N’est-ce pas aussi grâce à l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) que des salariés (notamment des retraités) ont pu interroger la nocivité d’un produit, démarche impossible dans le cadre même de l’entreprise ? C’est encore cette jonction entre santé au travail et environnement que les débats récents sur REACH (acronyme anglais pour « enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques ») ont mis en évidence. La stratégie syndicale se trouve confrontée à des exigences complémentaires : donner la parole aux salariés, sans l’intervention desquels aucune évolution positive n’est possible ; dépasser le cadre consensuel du CHSCT pour en fixer les enjeux dans le cadre plus général de la confrontation avec les employeurs ; ouvrir des espaces nouveaux permettant de faire entrer le souffle des mouvements sociaux au sein d’une relation de travail fermée. Cela permet d’interroger l’organisation du travail comme résultante de choix de l’employeur et dépasser la notion de « risque industriel » portée par la loi de 1898.

Le syndicalisme ne peut jouer son rôle qu’en étant à la fois dans et hors de cette relation de production : de cela dépend sa capacité à fournir au salariat une zone de liberté permettant de réfléchir et d’agir sur le travail et les rapports sociaux de travail. Ce n’est qu’en se pensant comme un mouvement social que le syndicalisme pourra répondre à cette exigence.

3. Conclusion

Nous avons montré les dimensions internes et externes de l’élaboration d’une stratégie syndicale. Cette double dimension trouve une concrétisation dans la mission duale confiée aux CHSCT. Ces institutions représentatives du personnel sont invitées à « veiller à l’observation des prescriptions légales » (l4612-1 du code du travail) et donc à contrôler le respect des lois et règlements dans les entreprises comme un prolongement de la puissance publique. Elles procèdent parallèlement « à l’analyse des risques professionnels  » (L4612-2 du code du travail) pour les salariés de l’établissement, réaffirmant ainsi leur rôle de représentantes de salariés placés dans une situation particulière de subordination.

La santé des travailleurs constitue un point de départ pour repenser le syndicalisme. Celui-ci, institution centrale du salariat comme sujet collectif, est confronté à une difficulté pour saisir le champ de la santé publique, alors que l’entreprise lui apparaît un lieu mieux à même de constituer le cadre d’une intervention maîtrisée. Les institutions représentatives du personnel et les lieux institués de négociation lui semblent des arènes familières pour aborder la santé au travail, bien plus qu’un débat public ou des espaces liés aux territoires, voire à l’État. C’est pourtant ce chemin escarpé que ce texte invite à suivre.

L’approche des communs en Italie (Rodotà, 2016), à partir de la lutte contre la privatisation de l’eau comme bien commun et droit fondamental « constitutionnel », montre que l’on peut aborder la santé dans une perspective d’action sociétale. Nous ne nous situons donc pas seulement dans une perspective d’action publique, mais de prise en charge sociale et militante. Un des fils conducteurs de notre travail depuis des décennies porte sur la capacité du syndicalisme à interroger toute la société et à fédérer son renouvellement, à partir des rapports de travail. Cela exige du syndicalisme qu’il se considère comme un mouvement social, dans le cadre d’un « syndicalisme intégral » (Barnier et alii, 2016) par sa capacité à fédérer des intérêts différents autour d’une même remise en cause du néolibéralisme et du projet d’une société autre. Les catégories syndicalisme, travail et émancipation s’imposent alors comme des catégories congruentes.

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