Sur Alexandre Grothendieck
Peu connu du grand public, ignoré même de nombreux étudiants en mathématiques qui n’ont pas eu l’occasion de l’étudier pendant leur formation, c’est pourtant un des mathématiciens les plus originaux et les plus puissants du XXe siècle. Original, il l’est d’abord par son parcours. Né en 1928 hors mariage de parents anarchistes et déclaré illégitime, sa mère lui donnera son nom de jeune fille et il passera son enfance en Allemagne jusqu’en 1939 dans une famille d’accueil, ses parents étant partis faire la Guerre d’Espagne. Il part alors en France pour les retrouver en Ariège et, étant d’origine juive, il doit se cacher, son père étant déporté à Auschwitz où il trouvera la mort. Il obtient son baccalauréat en 1945 et en 1948 une licence de mathématiques à l’université de Montpellier, où il n’impressionne pas particulièrement ses professeurs. Il part alors à Paris pour y suivre des cours à l’École normale supérieure et au Collège de France, puis à Nancy pour rencontrer Laurent Schwartz et Jean Dieudonné, deux des mathématiciens les plus en vue de l’époque. [3] Laurent Schwartz raconte dans ses mémoires [4] combien Grothendieck fut « l’apport le plus fantastique » de son séjour à Nancy. Lui ayant suggéré de travailler sur des questions difficiles, ils lui proposèrent, parmi quatorze problèmes non résolus qui clôturaient un article qu’ils venaient de publier, d’en choisir quelques-uns pour y réfléchir. Schwartz écrit qu’il disparut quelques semaines et « lorsqu’il réapparut, il avait trouvé la solution de la moitié d’entre eux ! Des solutions profondes et difficiles, nécessitant elles aussi des notions nouvelles. Nous étions émerveillés. Nous avions affaire, évidemment, à un mathématicien de tout premier ordre ». Grothendieck débuta alors une thèse en 1952 sous la direction de Schwartz, qu’il termina de rédiger entièrement au début de 1953 et dont Schwartz dit que « c’est un monument de plus de trois cents pages, un chef-d’œuvre de première grandeur » et qu’il avoue avoir mis six mois plein à « la lire, l’apprendre, la comprendre, car tout était difficile et profond ». Cette fécondité mathématique, Grothendieck la démontra tout au long de sa vie scientifique, tout particulièrement en refondant la géométrie algébrique, discipline qui « utilise des méthodes géométriques pour faire de l’algèbre et des méthodes algébriques pour faire de la géométrie » comme le dit François Charles, professeur à l’université Paris-Sud Orsay. Et il ajoute qu’Alexandre Grothendieck a « fait beaucoup plus que fixer un langage : ce faisant, il élargit de manière très importante le champ de nos intuitions géométriques. Il imagine des concepts qui permettent de faire de la géométrie, et de la topologie – d’utiliser notre intuition visuelle, finalement – sur des objets très généraux, venant de l’arithmétique ». L’une des « applications » les plus spectaculaires des méthodes de la géométrie algébrique fut la démonstration du dernier théorème de Fermat par Andrew Wiles.
Sur l’évaluation des manuscrits de Grothendieck
Comme il n’y a pas de marché pour les écrits mathématiques, les références manquent pour qu’un expert puisse proposer une évaluation, comme c’est souvent le cas pour les manuscrits littéraires, les lettres ou les tableaux. Et puis les vrais experts en l’occurrence sont des mathématiciens dont toute la pratique s’appuie sur la discussion entre pairs des travaux en cours, disponibles sans contrainte sur des sites spécialisés comme arXiv.org, ce qui conduit « naturellement » à fixer un prix nul pour ce type d’écrits. De fait, il n’y a rien de « naturel » ici, mais une pratique sociale de la science où les progrès des connaissances ne peuvent se faire que si celles-ci sont partagées avec ceux qui y contribuent. Cette évaluation est aussi en accord avec la théorie économique, dans la mesure où les écrits en question ressortent de connaissances ayant le statut de biens communs, c’est-à-dire de biens ayant une utilité pour toute la collectivité (ici le progrès des connaissances) et n’ayant pas à être réservés à quelques-uns, ce que l’attribution d’un prix impliquerait immédiatement. Derrière, se pose la question de la finalité de la production de ce type de biens, qui ne peut pas être la consommation sans lendemain, mais l’enrichissement personnel de tous, permis par une meilleure compréhension du monde.
Alexandre Grothendieck a révolutionné l’algèbre et la géométrie dans son œuvre publiée, et on peut penser que les écrits nouveaux contiennent des pierres solides pour approfondir ces domaines de connaissance. La science avance en s’appuyant sur les travaux des anciens (les épaules de géants, comme le disait Newton) et nul doute que les épaules de Grothendieck ne soient parmi les plus puissantes. Ne pas rendre publics ces textes pour que la communauté mathématique puisse s’en servir pour faire avancer sa science serait un crime intellectuel, car seule cette communauté a les compétences pour les apprécier à leur juste valeur, qui ne se mesure pas en euros, mais en une meilleure connaissance de son objet. Compte tenu de la nature de ces textes, on voit mal un collectionneur prêt à payer des fortunes pour avoir dans un coffre en Suisse ces manuscrits. Et qu’un mécène puisse se porter acquéreur pour en faire bénéficier la communauté mathématique créerait un précédent qui pourrait affecter à l’avenir toutes les productions scientifiques posthumes, et donc le fonctionnement libre des échanges de connaissances. On retrouverait ici, sous une autre forme, le système de brevetage des idées qui permet de limiter leur diffusion pour que leurs auteurs (mais surtout leurs financeurs comme les industries pharmaceutiques) reçoivent les rentes qu’ils espèrent. Heureusement, on peut espérer que chacun comprenne qu’ici la finalité de la recherche mathématique telle que Grothendieck la concevait [5] n’est pas celle des laboratoires Servier. On peut comprendre que les héritiers soient frustrés d’une telle évaluation mais ils n’ont pas de droits de propriété intellectuelle sur ces textes, n’en étant pas les auteurs. Et s’il leur venait l’idée saugrenue d’interdire l’accès à cette production sous prétexte qu’ils sont les enfants d’un génie, ils ne feraient que manifester l’incompréhension de ce qui faisait justement le génie de leur père.
On pourrait objecter qu’il existe des méthodes, maintenant bien rodées, qui ont été mises au point par les économistes pour évaluer monétairement les actifs naturels. Et donc plaider pour l’utilisation de certaines d’entre elles (celle de l’évaluation contingente [6] vient immédiatement à l’esprit, même si à l’évidence le périmètre de la population à interroger sur son « consentement à payer » pose problème [7]). Ce serait pourtant se tromper sur la signification de cette monétarisation des actifs naturels que les économistes de l’environnement considèrent comme nécessaire à sa préservation, au motif que ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur et donc est tenu socialement pour négligeable. Mais ce n’est pas parce que la nature a une valeur intrinsèque, c’est à dire indépendante de l’homme, [8]qu’il faut la révéler, ce qui conduirait miraculeusement à sa préservation, c’est au contraire l’homme qui, en attribuant volontairement (ou politiquement) une valeur monétaire à la nature, révélera l’intérêt qu’il lui accorde.
Et c’est bien ce que nous faisons en utilisant les méthodes de valorisation mises au point en économie de l’environnement. Les méthodes existantes ne mesurent pas une valeur à l’environnement préexistante, elles reflètent le prix implicite que NOUS lui accordons. Le prix de la tonne de carbone n’existe que parce NOUS avons créé le marché et il est complètement lié à l’offre que NOUS avons décidée. Le prix hédonique reflète la valeur économique que NOUS accordons à l’environnement de notre logement. Enfin, l’évaluation contingente révèle explicitement ce qu’on appelle un « consentement à payer » qui traduit l’attention que NOUS portons à l’environnement au travers des sommes que NOUS sommes prêts à y consacrer et qui viennent ainsi en déduction des autres dépenses que nous souhaiterions pouvoir faire. On voit la différence avec les connaissances. Préserver les actifs naturels a un coût, et les méthodes utilisées permettent d’avoir un ordre de grandeur du coût que, collectivement, nous sommes disposés à supporter. [9] Bien au contraire, préserver les manuscrits de Grothendieck, c’est les laisser en accès libre gratuitement pour un coût quasi nul à tous ceux qui s’y intéresseront. C’est le seul moyen de les faire vivre.
Kant écrivait dans Fondements de la métaphysique des mœurs [10] : « Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut tout aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité ». Que la production mathématique d’Alexandre Grothendieck ait une dignité plutôt qu’un prix, c’est ce que nous risquons de découvrir à nos dépens si nous continuons à vouloir absolument lui en attribuer un autre que zéro.