Le défi populiste

mardi 30 mai 2017, par Chantal Mouffe *

Depuis un certain temps maintenant, des voix nous mettent en garde contre le danger du populisme, qui est présenté comme une « perversion de la démocratie ». Mais, après la victoire du Brexit au Royaume-Uni et le succès imprévu de Trump aux États-Unis, la dénonciation du populisme s’est faite plus forte. Des membres de l’establishment ont commencé apparemment à s’inquiéter du potentiel de mécontentement social qu’ils avaient sous-estimé. Nous sommes harcelés par des propos alarmistes clamant que le populisme doit être éliminé parce qu’il constitue une menace mortelle pour la démocratie. Ils pensent que la diabolisation du populisme et la crainte d’un retour possible du « fascisme » seront suffisants pour prévenir la montée des partis et mouvements qui mettent en question le consensus néolibéral.

Il est important d’aborder cette hystérie antipopuliste en examinant ce qui est en jeu dans l’émergence au cours des dernières années de mouvements appelés « populistes ». Il est impératif de présenter une analyse sereine de l’état actuel de nos démocraties afin de visualiser les moyens de renforcer les institutions démocratiques contre les dangers auxquels elles sont exposées. Ces dangers sont réels, mais ils résultent de l’abandon par les partis, qui se présentent eux-mêmes comme démocratiques, des principes de souveraineté populaire et d’égalité qui sont constitutifs des politiques démocratiques. Avec la montée du néolibéralisme, ces principes ont été relégués comme des catégories zombies ; et c’est pourquoi nos sociétés sont entrées dans une ère « post-démocratique ».

1. Que signifie exactement « post-démocratie » ? Commençons par clarifier le sens de « démocratie ». Il est bien connu, étymologiquement parlant, que démocratie vient du grec demos/kratos, qui signifie « pouvoir du peuple ». C’est un principe de légitimité qui n’est pas considéré dans l’abstrait, mais plutôt à travers des institutions spécifiques. Quand nous parlons de la démocratie en Europe, nous nous référons à un modèle précis : le modèle occidental qui résulte de l’inscription de l’idéal démocratique dans un contexte historique particulier. Ce modèle – qui a reçu une variété de noms : démocratie moderne, démocratie représentative, démocratie parlementaire, démocratie constitutionnelle, démocratie libérale, démocratie pluraliste – est caractérisé par l’articulation de deux traditions différentes. D’un côté, la tradition du libéralisme politique : la règle de droit, la séparation des pouvoirs et la défense de la liberté individuelle ; de l’autre, la tradition démocratique, dont les idées centrales sont l’égalité et la souveraineté populaire. Contrairement à ce qui est parfois dit, il n’y a pas de relation nécessaire entre ces deux traditions, mais seulement une articulation historique contingente qui – comme l’a montré Crawford Brough MacPherson – a eu lieu au XIXe siècle à travers les luttes communes du libéralisme et de la démocratie contre les régimes absolutistes.

Certains auteurs, comme Carl Schmitt, affirment que cette articulation – qui fut à l’origine de la démocratie parlementaire – produisit un régime non viable, le libéralisme déniant la démocratie et la démocratie déniant le libéralisme ; d’autres, en suivant Jürgen Habermas, maintiennent la co-originalité des principes de liberté et d’égalité. Schmitt a certainement raison de souligner l’existence d’un conflit entre la « grammaire » libérale de l’égalité – qui postule l’universalisme et la référence à « l’humanité » – et la « grammaire » de l’égalité démocratique, qui suppose la construction d’un peuple et une frontière entre un « nous » et un « ils ». Mais je pense qu’il se trompe en présentant le conflit en termes d’une construction qui doit inévitablement conduire la démocratie libérale à l’autodestruction.

Dans The Democratic Paradox (Le paradoxe démocratique) [1], j’ai proposé de concevoir l’articulation de ces deux traditions sur le mode d’une configuration paradoxale, comme le locus d’une tension qui définit l’originalité de la démocratie libérale et garantit son caractère pluraliste. La logique démocratique de construction d’un peuple et de défense de pratiques égalitaires nécessite de définir un demos et de renverser la tendance du discours libéral vers un universalisme abstrait ; mais son articulation avec la logique libérale nous permet de contester les formes d’exclusion qui sont inhérentes aux pratiques politiques de détermination du peuple qui gouvernera. La politique démocratique libérale consiste en un processus constant de négociation – par des configurations hégémoniques différentes – de cette tension constitutive. Cette tension, exprimée en termes politiques le long de la frontière entre droite et gauche, peut seulement être stabilisée temporairement par des négociations pragmatiques entre les forces politiques. Ces négociations établissent toujours l’hégémonie de l’une d’entre elles. En revisitant l’histoire de la démocratie libérale pluraliste, nous trouvons que, à certaines occasions, la logique libérale a prévalu, pendant que dans d’autres, c’était la logique démocratique. Néanmoins, les deux logiques sont restées en vigueur, et la possibilité d’une négociation agoniste entre droite et gauche – caractéristique du régime démocratique libéral – est toujours restée.

2. Si la situation actuelle peut être décrite comme une « post-démocratie », c’est parce que, ces dernières années, avec l’affaiblissement des valeurs démocratiques comme une conséquence de la mise en œuvre de l’hégémonie néolibérale, cette tension constitutive a été éliminée, et les lieux agonistes où différents projets de société peuvent se confronter ont disparu. Dans l’arène politique, cette évolution s’est manifestée par ce que j’ai proposé d’appeler dans On the Political la « post-politique », en référence au flou de la frontière politique entre la droite et la gauche. [2] Par ce terme, je pense au consensus établi entre les partis de centre-droit et de centre-gauche sur l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative au libéralisme et à la globalisation. Sous le prétexte de « modernisation » imposée par la globalisation, les partis sociaux-démocrates acceptèrent les diktats du capitalisme financier et les limites qu’ils imposaient aux interventions étatiques concernant leurs politiques de redistribution. Le rôle des parlements et des institutions qui permettent aux citoyens d’influencer les décisions politiques fut drastiquement réduit ; et les citoyens furent privés de la possibilité d’exercer leurs droits démocratiques. Les élections n’offrent plus aucune occasion de décider d’alternatives réelles par les partis traditionnels de « gouvernement ». La politique est devenue une simple technique de management de l’ordre établi, un domaine réservé aux experts. La seule chose que la « post-politique » permet est une alternance bipartisane du pouvoir entre les partis de centre-droit et de centre-gauche. Tous ceux qui s’opposent à ce « consensus du centre » sont perçus comme « extrémistes » et disqualifiés comme « populistes ». La souveraineté populaire est déclarée obsolète, et la démocratie est réduite à sa composante libérale. Certes, on parle encore de démocratie, mais seulement pour indiquer l’existence d’élections et la défense des droits humains.

Ces changements au niveau politique ont eu lieu dans le contexte d’un nouveau mode de régulation du capitalisme, dans lequel le capital financier occupe une place centrale. Avec la financiarisation de l’économie il y eut une grande expansion du secteur financier au détriment de l’économie productive. Sous les effets combinés de la désindustrialisation, du développement des changements technologiques et du processus de délocalisation dans des pays où le travail était moins cher, beaucoup d’emplois furent perdus. Les politiques de privatisation et de dérégulation contribuèrent aussi à créer une situation de chômage endémique, et les travailleurs se retrouvèrent dans des conditions de plus en plus difficiles. Si l’on y ajoute les effets des politiques d’austérité qui furent imposées après la crise de 2008, on peut comprendre les causes de la croissance exponentielle des inégalités à laquelle nous avons assisté dans plusieurs pays européens, particulièrement dans le Sud. Cette inégalité ne touche plus seulement la classe ouvrière, mais également une large partie de la classe moyenne qui est entrée dans un processus de paupérisation et de précarisation. Les partis sociaux-démocrates ont accompagné ce développement, et dans de nombreux endroits, ils ont même joué un rôle important dans la mise en œuvre des politiques néolibérales. Cela a contribué au fait que l’autre pilier de l’idéal démocratique – la défense de l’égalité – a aussi été éliminé du discours libéral-démocratique. Ce qui commande maintenant, c’est une vision libérale individualiste qui célèbre la société de consommation et la liberté qu’offre le marché.

3. La conséquence de l’hégémonie néolibérale fut l’établissement d’un régime véritablement oligarchique, à la fois socio-économique et politique. C’est précisément l’oligarchisation des sociétés européennes qui est à l’origine du succès des partis populistes de droite. En réalité, ils sont souvent les seuls à dénoncer cette situation, à promettre de rendre au peuple le pouvoir qui a été confisqué par les élites, et à le défendre contre la globalisation. En traduisant les problèmes sociaux dans un code ethnique, dans beaucoup de pays ils ont réussi à exprimer dans un vocabulaire xénophobe les demandes des couches populaires qui étaient ignorées par les partis du centre, parce qu’elles étaient incompatibles avec le projet néolibéral. Les partis sociaux-démocrates, prisonniers de leurs dogmes post-politiques et réticents à admettre leurs erreurs, refusent de reconnaître que la plupart de ces demandes sont des revendications démocratiques légitimes, auxquelles une réponse progressiste doit être donnée. D’où leur incapacité à saisir la nature du défi populiste. Pour apprécier ce défi, il est nécessaire de rejeter la vision simpliste diffusée par les médias, qui juge le populisme comme une pure démagogie. La perspective analytique développée par Ernesto Laclau nous offre d’importants outils théoriques pour répondre à cette question. Il définit le populisme comme un moyen de construire la politique, qui consiste à établir une frontière politique séparant la société en deux camps, appelant à la mobilisation de ceux qui sont opprimés contre ceux qui sont au pouvoir. Cela est pertinent lorsqu’il s’agit de construire un nouveau sujet de l’action collective – le peuple – capable de reconfigurer un ordre social considéré comme injuste. Ce n’est pas une idéologie et ne peut pas être réduit à un contenu programmatique particulier. Ce n’est pas non plus un régime politique. C’est une manière de faire de la politique qui peut prendre des formes différentes en fonction du temps et des lieux, et c’est compatible avec une variété de formes institutionnelles. Le populisme se réfère à la dimension de la souveraineté populaire et à la construction d’un demos qui est constitutive de la démocratie. C’est précisément cette dimension qui a été écartée par l’hégémonie néolibérale, et c’est pourquoi la lutte contre la post-démocratie exige une intervention politique populiste.

4. Le « moment populiste » auquel nous assistons nous donne l’opportunité de rétablir la frontière qui nous permet de recréer la tension agoniste typique de la démocratie. En fait, plusieurs partis de droite le font déjà, et cela explique leur récent progrès. La force du populisme de droite peut être expliquée précisément parce qu’il fut capable, dans beaucoup de pays, de dessiner une frontière et de construire un peuple afin de traduire politiquement les différentes résistances au phénomène de l’oligarchisation induite par l’hégémonie néolibérale. Son attrait est particulièrement fort parmi la classe ouvrière, mais il se développe aussi au sein de la classe moyenne, qui est affectée par les nouvelles structures de domination liées à la globalisation néolibérale.

Malheureusement, jusqu’à présent, la réponse des forces progressiste n’a pas été adéquate. Elles ont été influencées par les discours des forces de l’establishment, qui disqualifient le populisme dans le but de maintenir leur domination. Elles continuent à défendre les stratégies politiques traditionnelles, inadaptées à la crise profonde de la légitimité qui affecte les régimes libéraux-démocratiques. Cette crise est l’expression des demandes très hétérogènes, qui ne peuvent être formulées par le clivage droite/gauche, dans sa configuration traditionnelle. Contrairement aux luttes caractéristiques de l’ère du capitalisme fordiste, quand il y avait une classe ouvrière défendant ses intérêts spécifiques, dans le capitalisme post-fordiste, la résistance s’est développée hors du processus productif sur de nombreux points. Ces demandes ne correspondent plus aux secteurs sociaux définis en termes sociologiques et par leur position dans la structure sociale. Beaucoup sont des revendications qui concernent des questions liées à la qualité de la vie et qui ont un caractère transversal. Les demandes liées aux luttes contre le sexisme, le racisme et aux autres formes de domination sont devenues de plus en plus centrales. Afin d’articuler une telle diversité dans une volonté collective, la frontière traditionnelle gauche/droite ne fonctionne plus. Fédérer ces diverses luttes demande d’établir une synergie entre le mouvement social et les formes de parti avec l’objectif de construction d’un « peuple », et pour cela une frontière construite de manière populiste est nécessaire.

Cela ne signifie pas que l’opposition gauche/droite n’est plus pertinente, mais elle doit être posée autrement, en se référant au type de populisme et aux chaînes d’équivalences par lesquelles le « peuple » est construit. Entendu comme une catégorie politique, le peuple résulte toujours d’une construction discursive, et le « nous » autour duquel il se cristallise peut être construit de différentes façons, en fonction de ses éléments constitutifs et de comment les « eux » auxquels est confronté le peuple, sont définis. C’est le point de différence entre un populisme de droite – comme celui de Marine Le Pen, qui construit un peuple se limitant aux « vrais nationaux », en excluant les immigrants qui sont relégués hors du « nous » avec les forces « anti-nation » des élites – et un populisme progressiste de gauche. Ce dernier est représenté en France par le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, qui a une conception plus large du « nous » qui inclut les immigrants, les mouvements environnementaux, les groupes LGBT, définissant le « eux » comme l’ensemble des forces dont la politique promeut l’inégalité sociale. Dans le premier cas, nous sommes confrontés à un populisme autoritaire, dont l’objectif est de réduire la démocratie, tandis que, dans le second cas, il s’agit d’un populisme qui aspire à élargir et radicaliser la démocratie.

5. Au-delà de la façon dont le peuple est construit, une autre question importante doit être examinée afin de distinguer les diverses formes du populisme : la manière dans laquelle la relation entre le peuple et ceux qui détiennent le pouvoir est conçue. Les identités collectives nécessitent toujours la distinction entre nous/ils, mais, dans le champ politique, la frontière entre le « nous » et le « eux » indique l’existence d’un antagonisme, c’est-à-dire d’un conflit qui ne peut pas avoir de solution rationnelle. Cependant, cet antagonisme peut se manifester sous différentes formes. Il peut prendre la forme d’une confrontation ami/ennemi, dans laquelle le but est d’éradiquer le « eux » pour établir un ordre radicalement nouveau. La Révolution française fournit un exemple de ce populisme « antagoniste ». Cette confrontation peut aussi se dérouler dans une forme « agoniste », où « ils » ne sont pas vus comme un ennemi, mais comme un adversaire contre lequel on combattra avec des moyens démocratiques. Pour qu’un mouvement populiste soit compatible avec la démocratie pluraliste, la confrontation doit être agoniste. Un populisme agoniste ne préconise pas le total rejet du cadre institutionnel existant. Son objectif n’est pas la destruction des institutions libérales-démocratiques, mais la désarticulation des éléments qui constituent l’ordre hégémonique et la réarticulation d’une nouvelle hégémonie.

Un populisme de gauche adapté à la situation européenne doit être conçu comme un « réformisme radical » qui s’efforce de récupérer et d’approfondir la démocratie. C’est une lutte qui se déroule au moyen d’une « guerre de position » au sein des institutions afin de les transformer. Une lutte qui, en effet, nécessitera d’importants changements institutionnels pour que la volonté populaire s’exprime, mais ces changements ne posent pas un défi radical aux institutions démocratiques. Il ne s’agit pas de mettre fin à la démocratie représentative, mais de renforcer les institutions qui donnent la parole au peuple. C’est une forme de « républicanisme plébéien » inscrite dans la lignée démocratique de la tradition républicaine, dont le précurseur fut Machiavel.

La crise actuelle est due au fait que nos institutions ne sont pas assez représentatives et non pas au fait de la représentativité elle-même. La solution ne peut pas être l’élimination de la représentation et l’établissement d’une démocratie « présidentielle » comme l’affirment certains. Ainsi que je l’ai souligné dans Agonistics [3], dans une société démocratique qui reconnaît la possibilité inamovible d’un antagonisme, et où le pluralisme n’est pas conçu de manière harmonieuse et antipolitique, les institutions représentatives – en donnant forme à la division de la société – jouent un rôle crucial car elles permettent l’institutionnalisation de cette dimension conflictuelle. Maintenant, ce rôle ne peut être mené que par l’existence d’une confrontation agoniste. Le problème central de la post-démocratie est l’absence d’une telle confrontation agoniste et l’incapacité des citoyens à choisir des alternatives réelles. C’est pourquoi la question des frontières est décisive.

Je suis convaincue qu’au cours des prochaines années l’axe central du conflit politique sera entre le populisme de droite et celui de gauche, et il est impératif que les secteurs progressistes comprennent l’importance de s’impliquer dans cette lutte. Imaginer un populisme de gauche exige de visualiser la politique d’une manière qui reconnaisse son caractère partisan. Nous devons écarter la perspective rationaliste dominante dans la pensée libérale-démocratique et reconnaître l’importance des affects communs (ce que j’appelle les « passions ») dans la formation des identités collectives. C’est grâce à la construction d’un autre peuple, d’une volonté collective qui résulte de la mobilisation des passions en faveur de l’égalité et de la justice sociale, qu’il sera possible de combattre les politiques xénophobes promues par le populisme de droite.

En recréant des frontières politiques, le « moment populiste » que nous vivons en Europe souligne un « retour du politique ». Un retour qui peut ouvrir la voie à des solutions autoritaires – par des régimes qui affaiblissent les institutions démocratiques libérales – mais qui peuvent aussi conduire à une réaffirmation et à un approfondissement des valeurs démocratiques. Tout dépendra du type de populisme qui sortira de la lutte contre la post-politique et la post-démocratie.

Traduction de l’anglais par Jean-Marie Harribey, et validation par l’auteure.

Notes

[1Chantal Mouffe, The Démocratie Paradox, Versobooks, 2000 ; trad. Le paradoxe démocratique, Éditions des Beaux Arts de Paris, 2016.

[2Chantal Mouffe, On the Political, Abigndon, 2005 ; trad. L’illusion du consensus, Albin Michel, 2016.

[3Chantal Mouffe, Agonistics : Thinking The World Politically, Verso, 2013 ; trad. Agonistique, Penser politiquement le monde, Éditions des Beaux Arts de Paris, 2014.

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