Les Lumières d’Adam Smith, la philosophie et l’économie en scène, De Vanessa Oltra et Jean-Marie Harribey (dir.)

mardi 28 juin 2016, par Jean Tosti *

Ouvrage collectif coordonné par Vanessa Oltra et Jean-Marie Harribey, tous deux économistes bordelais, Les Lumières d’Adam Smith se compose de sept contributions entourant le texte d’une pièce de théâtre intitulée Adam Smith, le Grand Tour. Écrite par Vanessa Oltra, la pièce a d’abord été interprétée en anglais à Édimbourg (2013), puis en français dans l’académie de Bordeaux. Elle met en scène deux personnages, Mary et Fred, venus à Édimbourg déposer un bouquet de roses blanches sur la tombe du philosophe, père présumé de la science économique. Mais il y a un problème : la tombe est entourée d’une grille fermée par un cadenas dont on aurait perdu la clé (on la retrouvera à la fin de la pièce).

La pièce

Cette clé a sans doute une valeur symbolique : c’est elle qui permet d’accéder à la vérité de l’œuvre d’Adam Smith, dont les économistes classiques (surtout les français), néoclassiques et leurs rejetons ultralibéraux ont déformé la pensée, ne retenant que les phrases censées encenser le marché autorégulé, le libre-échange et plus généralement donner naissance au mythe de l’homo œconomicus. D’où le prologue, où Mary interpelle Adam Smith et lui demande si, de retour parmi nous, il se reconnaîtrait dans l’image que les libéraux ont voulu donner de lui et de l’économie. Et, comme Smith ne peut répondre, elle le fait à sa place : « Vous seriez certainement très surpris, Adam, par la force et le pouvoir du discours économique aujourd’hui. Je vous préviens, ça n’a plus rien à voir avec la morale ou la philosophie. Plus rien à voir ni avec l’amour, ni avec l’être humain. » [1]

La pièce mérite d’être vue plutôt que d’être lue. Elle comporte en effet divers bruitages, et surtout de nombreuses vidéos, souvent sous la forme de micro-trottoirs liés au thème de la main invisible, nous aurons l’occasion d’y revenir. La première scène, sous forme d’un dialogue entre Mary et Fred, est, pour l’essentiel, une biographie elliptique d’Adam Smith, mais pas uniquement. Elle pose quelques problèmes, notamment celui de la traduction. Vanessa Oltra reproduit l’une des phrases les plus célèbres de Smith : « It is not from the benevolence of the butcher, the brewer, or the baker that we expect our dinner, but from their regard to their own interest. We address ourselves, not to their humanity but to their self-love. » Autrement dit : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » [2] Mais comment traduire self-love ? En fonction des diverses interprétations au fil des décennies, on a le choix entre amour-propre, amour d’eux-mêmes, égoïsme, amour de soi !

La scène évoque aussi le Grand Tour, voyage effectué en France par Smith et son disciple à Toulouse, Bordeaux et Paris (avec une escale à Genève). Elle est également l’occasion de divers jeux de mots liés à la main invisible, transformée en main sur le cœur, main dans le sac, main baladeuse, main verte, main au feu.

La deuxième scène oppose (live et vidéo), dans une interview fictive, Mary au président de l’Institut Adam Smith, auquel elle reproche de ne retenir du philosophe que les quelques phrases semblant justifier une économie de marché dans laquelle l’État n’aurait aucun rôle à jouer. Or, l’État est bien présent dans l’œuvre de Smith, en particulier pour protéger « chaque membre de la société contre l’injustice et l’oppression ». On retiendra aussi cette phrase qui prend toute sa valeur dans la crise actuelle : « Aucune société ne peut être florissante et heureuse si la partie la plus grande de ses membres est pauvre et misérable. » [3]

La troisième scène est là pour nous rappeler qu’Adam Smith n’est pas seulement l’auteur de la Richesse des Nations, mais qu’il avait auparavant rédigé la Théorie des sentiments moraux (1759). Les nombreuses citations figurant dans la scène, toutes empruntées à cet ouvrage, nous montrent un Smith bien différent de l’image que certains ont voulu nous en donner, un Smith pour qui la sympathie (on parlerait aujourd’hui plutôt d’empathie) est le principal moteur des comportements humains, même si ceux-ci ne sont pas dénués d’égoïsme. Cet apparent paradoxe de la pensée de Smith apparaît dès le début de l’ouvrage : « Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux. De cette sorte est la pitié ou la compassion, c’est-à-dire l’émotion que nous sentons pour la misère des autres, que nous la voyions ou que nous soyons amenés à la concevoir avec beaucoup de vivacité. » [4]

La quatrième scène nous montre Mary face à la statue du philosophe, inaugurée à Édimbourg en juillet 2008, autrement dit en plein cœur de la crise des subprimes. C’est l’occasion pour elle d’interpeller à nouveau Adam Smith à propos de cette inauguration : « Ils sont tous là. Ceux qui ont fait de votre main invisible une arme doctrinaire au service d’un libéralisme sauvage. Ceux qui traduisent self love par égoïsme. Ceux qui réduisent votre pensée à la seule parabole du boulanger, du boucher et du brasseur et qui pensent que c’est justement parce que le boulanger, le boucher et le brasseur sont de sales rapaces égoïstes que le monde tourne rond… » [5]

Les deux dernières scènes sont plus inégales, avec en particulier une biographie de l’auteure dont on aurait sans doute pu se passer. Reste que l’ensemble, souvent avec un humour décapant, contribue à dresser une statue d’un Smith beaucoup plus « sympathique » que celle qu’ont érigée au fil des siècles la plupart des économistes libéraux.

Les contributions

Difficile de les recenser toutes. On retiendra ici surtout celles qui touchent à l’œuvre de Smith plutôt qu’à la pièce elle-même et à son auteure. Celle qui m’a le plus surpris est la dernière, due à Jean-Marie Harribey et intitulée « Le paradoxe de la monnaie chez Adam Smith ». Ce qu’il dit est parfaitement exact, à savoir que Smith n’a pas su prendre en compte le rôle social de la monnaie parce qu’il la considérait comme un simple instrument au service des échanges. Mais sa contribution me paraît être surtout une sorte de signal d’alarme en direction de ceux qui, y compris dans ce livre, auraient tendance à trop encenser Smith en oubliant que, s’il est considéré comme le père de l’homo œconomicus, il doit bien y être pour quelque chose, même « à l’insu de son plein gré ». Autrement, je retiendrai deux thèmes principaux :

1. Adam Smith, une postérité controversée  : tel est le titre de la première contribution (Gavin Kennedy), qui résume à lui seul l’ensemble de l’ouvrage et la problématique liée au philosophe. On a beaucoup écrit sur Smith, un peu dans tous les sens, en oubliant au moins deux choses : d’une part, « les tendances politiques de Smith étaient méconnues de son temps et le restent encore aujourd’hui » ; d’autre part, « les idées de Smith ne peuvent pas être transposées directement de ses ouvrages au XXIe siècle » [6]. En outre, on a tendance à citer Smith plutôt qu’à le lire. Gavin Kennedy insiste par ailleurs sur un concept difficilement compréhensible et développé dans la Théorie des sentiments moraux, celui du « spectateur impartial » qui existe en chacun de nous, sorte d’anticipation du surmoi freudien, nous permettant en fin de compte de prendre les décisions qui nous semblent moralement les bonnes (p. 22-26).

Un autre aspect controversé de Smith est celui du lien (ou de l’absence de lien) existant entre la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des nations : d’un côté un homme débordant de sympathie, de l’autre un individu égoïste, cupide, du moins si l’on en croit les clichés et les citations les plus courantes. Le paradoxe est abordé dans la contribution de Laurie Bréban et Jean Dellemotte, « L’Économie sentimentale d’Adam Smith ». Leur conclusion, c’est qu’il n’y a aucune contradiction entre les deux ouvrages, ce qui semble logique puisque Smith n’a jamais modifié le premier en fonction du second.

2. La main invisible  : le moins qu’on puisse dire, c’est que cette main est très visible dans le livre, d’abord dans la pièce, où elle fait l’objet de plusieurs micro-trottoirs et d’innombrables allusions, mais aussi dans le texte de Kennedy et, çà et là, chez d’autres contributeurs. Enfin, un article entier lui est consacré par Jean Dellemotte : « La Main invisible d’Adam Smith ou la grande déformation ». Rappelons que la métaphore de la main invisible n’apparaît que trois fois dans l’œuvre d’Adam Smith, dont une dans un traité d’astronomie (« La main invisible de Jupiter »). Les deux autres occurrences se rencontrent dans la Théorie des sentiments moraux et dans la Richesse des nations, et sont toutes deux liées à l’économie. Selon Dellemotte, rien ne permet d’y voir la main du marché, comme l’ont affirmé tant de prétendus disciples de Smith. La solution la plus simple – et la plus évidente – consiste à y voir la main de Dieu. Mais pas n’importe quel dieu. Nous sommes à l’époque des Lumières, et ce dieu pourrait être celui que les révolutionnaires français ont nommé l’Être suprême. Ou, mieux sans doute, celui que Voltaire appelait le Grand Horloger, expression déjà utilisée par Descartes. C’est cette solution que propose Dellemotte : « La métaphore de la main invisible symbolise en fait une idée simple, mais dont la portée doit être comprise dans le cadre d’une téléologie particulière : l’idée selon laquelle l’univers est régi par un Dieu bienveillant, comparable à un Grand Horloger. L’Univers, dans cette perspective, peut être assimilé à une montre dont le mécanisme complexe nous échappe. » [7]

Pour terminer, je regretterai deux choses : la première, qu’un article n’ait pas été consacré à une biographie d’Adam Smith (la première scène de la pièce nous laisse sur notre faim). La seconde, qu’un autre article n’ait pas développé le rôle attribué à l’État selon Smith, ce qui aurait bousculé pas mal d’idées reçues (voir cependant la scène 2 de la pièce). Au final, cependant, l’ouvrage est intéressant, rafraîchissant, et la pièce mériterait d’être jouée en d’autres lieux.

Notes

[1p. 59.

[2Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), t. 1, chap. 2, livre 1, p. 19. Ici, p. 65-66.

[3p. 70.

[4p. 73.

[5p. 80.

[6p. 16.

[7p. 135-136.

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