Contradictions de la protestation biélorusse : Ce que nous pouvons apprendre

mardi 8 septembre 2020, par Aleksandr Vladimirovich Buzgalin

La crise en Biélorussie s’intensifie et même si Loukachenko parvient à conserver son emprise sur le pouvoir, son autorité restera précaire. Dans la société de ce pays, la compréhension de la nécessité du changement et la préparation à la lutte pour celui-ci vont encore se développer. Quelle que soit l’évolution exacte de la situation, il est clair que le Belarus (et pas seulement le Belarus) ne sera plus le même qu’au cours du dernier quart de siècle. Une question se pose : les citoyens, les membres de la gauche et les gouvernements des pays post-soviétiques parviendront-ils à comprendre les événements qui se déroulent actuellement en Biélorussie et à en tirer les leçons qui s’imposent ? Une autre question, non moins déroutante, est de savoir quel sera le contenu de ces leçons.

À la première de ces questions, je suis enclin à répondre par la négative. Il est fort probable que les personnes concernées n’apprendront rien une fois de plus, mais cela ne devrait pas empêcher les théoriciens de gauche d’essayer d’expliquer le sens des événements. Le temps n’est pas encore venu de tirer des conclusions définitives, mais on peut et on doit se risquer à quelques réflexions initiales.

Première leçon : l’immobilisme ne peut pas durer éternellement

Je commencerai par ce qui est évident : les systèmes qui semblent complètement stagnants, dans lesquels le pouvoir économique et politique repose fondamentalement sur la bureaucratie tandis que les citoyens sont réduits à jouer le rôle de consommateurs passifs d’"actions bénéfiques" plus ou moins importantes de la part d’un État paternaliste, existent tout au plus pour quelques décennies.

La raison de leur détérioration est bien connue : les systèmes dans lesquels le pouvoir économique et politique est essentiellement exercé par la bureaucratie étatique sont par principe instables. Ils ne peuvent exister qu’en tant que formes transitoires dans un processus global de développement. La tendance de ce développement est soit vers le pouvoir économique et politique des travailleurs, qui subordonnent la bureaucratie à leurs intérêts (c’est-à-dire le socialisme), soit vers le pouvoir économique et politique du grand capital (dans les conditions actuelles, le capital transnational), qui utilise l’appareil d’État pour servir ses fins.

Pour l’instant, nous mettons de côté la première variante ; en 2021, trente ans se seront écoulés depuis le démantèlement de l’URSS et plus les bases de discussion du socialisme du XXIe siècle seront éloignées, plus elles seront importantes.

Passons maintenant à la deuxième variante. Par souci de concision, nous la désignerons comme le système "Loukachenko". Son essence est un capitalisme bureaucratique-paternaliste, et au cours de son existence, de nouvelles forces ayant intérêt à sa transformation se sont développées.

La première de ces forces est le capital privé, y compris le capital à petite échelle et le capital "humain", dont l’accumulation et le pouvoir que l’ancien système bureaucratique a commencé à faire activement obstacle. Les détenteurs de ce "capital humain" méritent une mention spéciale. La plupart de ces personnes sont jeunes, âgées de 16 à 30 ans. Ils ont été ou sont éduqués dans un esprit néolibéral qui reproduit le "fondamentalisme du marché" et habitent un environnement culturel et informationnel totalement commercialisé, dit "occidental". Ils possèdent un certain potentiel de gain (certains plus, d’autres moins, ces derniers pour la plupart uniquement dans leur imagination, enflammés par la publicité), dans le but d’acquérir des produits de marque et de s’inscrire dans la tendance. Il ne fait aucun doute que le système Loukachenko se trouve sur leur chemin.

Une deuxième force est la nouvelle génération de la "nomenklatura" Loukachenko, qui vit essentiellement dans le même environnement néolibéral et dont l’ensemble du cadre social est constitué de personnes (des conjoints et des couples aux enfants et petits-enfants) qui vivent selon ces normes ("occidentales"). Pour les membres de cette strate, la Biélorussie, ses habitants et même les emplois dans la hiérarchie de l’État ne sont qu’une base pour accumuler leur pouvoir et leur capital privés. Pendant un certain temps, ces personnes ont trouvé la vie au sein du système bureaucratique assez avantageuse. Mais dès que l’occasion se présentera pour eux de sortir de la hiérarchie et de gagner la "liberté" de devenir des entrepreneurs privés, ils commenceront avec un enthousiasme des plus enviable à démolir les structures mêmes du pouvoir qu’ils ont incarné si récemment. Même aujourd’hui, un nombre important de personnes de l’entourage de Loukachenko le font.

Qu’en est-il de la majorité des travailleurs : les ouvriers de l’industrie, les enseignants, le personnel de santé ?

Avant de tenter de répondre à cette question, je dois souligner que la nature du capitalisme bureaucratique est ainsi faite que la croissance extensive se transforme inévitablement en stagnation, et que les masses passent alors d’un soutien forcé au système comme un moindre mal à une vague résistance à celui-ci. C’est ce qui se passe actuellement en Biélorussie.

Dans ce pays, une tentative est en cours depuis une vingtaine d’années pour combiner le capitalisme semi-périphérique avec le paternalisme bureaucratique. L’industrie, l’agriculture et les infrastructures se sont développées et, selon les normes de la semi-périphérie, des systèmes de soins de santé et d’éducation de qualité satisfaisante et généralement accessibles ont été mis en place. (Il convient de souligner que l’éducation a été principalement de nature libérale-globalisée ; cela a beaucoup contribué à façonner les opinions des jeunes à l’esprit libéral qui sont passés par les universités, où on leur a enseigné les bases du fondamentalisme du marché ainsi que les mythes concernant la démocratie libérale). Jusqu’à récemment, le niveau de différenciation sociale en Biélorussie était deux fois moins élevé qu’en Russie et un tiers moins élevé qu’aux États-Unis.

Il convient de souligner à nouveau que le capitalisme bureaucratique-paternaliste est condamné à l’immobilisme et à la crise s’il ne va pas dans le sens du socialisme. Loukachenko a pris le chemin du renforcement du rôle du marché et du capital, ce qui a entraîné l’immobilisme des revenus réels, la limitation des intérêts des travailleurs par le biais du code du travail et de la réforme des retraites, etc. Tout cela a sapé les bases du système qui a pris forme sous son règne. Même les gens « ordinaires » du Belarus ont commencé à changer leur attitude envers l’homme qu’ils considéraient autrefois comme une sorte de figure parentale.

Tant que la bureaucratie et le capital assuraient une certaine augmentation du niveau de vie, avec des garanties de sécurité et une existence stable, les travailleurs nourrissaient une vague haine pour le système mais le toléraient néanmoins, s’y subordonnant et se réconciliant et le choisissaient comme un moindre mal. Ils ne croyaient pas en leur propre force, ni en celle de l’opposition de gauche, qui pour la plupart était soit réellement impuissante, soit qui cédait la place aux autorités à chaque moment décisif.

Mais lorsqu’un ancien système entre en stagnation, voire en crise, les gens commencent à se réveiller.

À partir de ce moment, les « gens ordinaires » – travailleurs, agriculteurs, enseignants, personnel médical – seront prêts, à un moment décisif, à déclarer : « Nous ne sommes pas de la racaille ! »

C’est pourquoi je me risque à affirmer : le fond du problème réside dans l’immobilisme économique et l’inégalité sociale, et pas seulement dans la négation des droits politiques et l’absence de liberté d’expression. D’où la première leçon, une pour les autorités (qui, bien sûr, trouvent qu’il est inconcevable de s’y attaquer) : si la nomenklatura capitaliste d’État ne veut pas coopérer avec la majorité des travailleurs et ne garantit pas des réformes sociales profondes et opportunes (impôt progressif sur le revenu, éducation et santé pour tous, syndicats forts, etc.), ainsi qu’une croissance accélérée de l’économie nationale, alors elle est l’ennemie non seulement des forces pro-libérales mais aussi de la majorité des citoyens, et de plus, elle sera tôt ou tard trahie par la nouvelle génération de sceptiques dans ses propres rangs. Cela, à proprement parler, a commencé à se produire en Biélorussie.

En Russie, la situation est quelque peu différente : la bureaucratie d’État ne s’est pas tant subordonnée au grand capital oligarchique qu’elle s’y est liée. Pour l’essentiel, la bureaucratie russe sert les intérêts économiques et politiques du grand capital, et possède donc une base économique plus durable que le système Loukachenko. Le pouvoir de l’État en Russie repose sur les billions de dollars détenus par les oligarques russes. Mais cette alliance n’est pas non plus éternelle. En outre, dans la Fédération de Russie, l’immobilisme et les politiques antisociales durent maintenant depuis plus d’une décennie, et la patience de la majorité, semble-t-il, est à son point de rupture. Par conséquent, et contrairement à la situation au Belarus, il est possible que les résultats ne se limitent pas aux perturbations politiques et qu’ils s’étendent plus loin et plus profondément à la révolution socio-économique.

Deuxième leçon. Le peuple n’est pas une racaille, et les principaux problèmes ne peuvent être résolus par la force

Je commencerai par une thèse très controversée (j’adresse ces mots aux patriotes russes) : il n’y a pas lieu de craindre l’activisme de ses propres citoyens. Le développement constant d’un pays (et non l’immobilisme avec une prospérité de façade !) nécessite des citoyens politiquement et socialement actifs, unis sur la base d’initiatives venues d’en bas, et il en a besoin comme il a besoin d’air. Des réformes sociales et démocratiques profondes, mises en œuvre sur la base d’initiatives venues d’en bas, sont une condition de la socialisation (au moins) du capitalisme du XXIe siècle, pour ne pas parler d’une avancée vers la société du futur, vers le socialisme (le capital mondial moderne ne constituant pas une telle condition, puisqu’il n’a pas l’intention de s’engager dans une telle voie, et stagne donc, et pas seulement dans l’espace post-soviétique). Des citoyens passivement tolérants et obéissants, qui (comme il semble aux autorités et aux patrons) se sont soumis au statu quo, constituent une base pour l’effondrement et le déclin du pouvoir de l’État et même des entreprises. C’est le cas du pouvoir de l’État, car il est de plus en plus contraint de s’appuyer sur les organes de coercition et sur la manipulation politique et idéologique - pour être tout à fait franc, sur la tromperie et la violence. Un tel système ne peut pas exister longtemps, et encore moins se développer. Les entreprises aussi sont stratégiquement perdantes dans un tel système, car dans une économie où le principal facteur de développement est le potentiel créatif humain, les travailleurs doivent être talentueux et créatifs, ce qui signifie qu’ils doivent avoir la possibilité de s’auto-organiser sur le plan social et politique. Pendant ce temps, le développement stratégiquement ciblé est une question d’indifférence au capital à l’époque néolibérale ; le court-termisme et la domination de la financiarisation orientent les affaires vers la spéculation, vers "l’accumulation par l’expropriation" (David Harvey) et, parfois, vers un simple pillage féodal.

En ce qui concerne la politique, le système économique et politique néolibéral n’offre que des libertés factices, remplaçant la démocratie par la manipulation politique de ceux qui ont la main mise sur le capital, créant un système que les marxistes décrivent à juste titre comme "la démocratie pour quelques-uns" (Michael Parenti). Au Belarus et en Russie, la majorité des citoyens "ordinaires" ont le sentiment que leur démocratie est un mensonge, même s’ils ne comprennent pas pourquoi. Comme l’a déclaré Alexandre Blok (oui, le grand poète de l’âge d’argent russe [1]) il y a un siècle, nous avons besoin de démocratie, mais pas à l’américaine. Nous avons besoin de véritables droits et libertés politiques, d’une réelle possibilité de former des syndicats et des associations, de contrôler les autorités et de réaliser des initiatives qui émergent de la base.

Ce texte ne prétend pas expliquer ce qu’est la "démocratie de base" et comment elle fonctionne. Néanmoins, il faut dire que là où les gens n’ont pas de réelle possibilité d’action sociale et d’action politique commune et constructive, il y aura des manifestations de rue, avec toutes leurs contradictions. Comme aux États-Unis, ou avec les "gilets jaunes" en France, et comme en Biélorussie. Ni la police secrète ni les troupes anti-émeutes OMON (l’OMON, est une force paramilitaire anti-émeutes) ne pourront l’arrêter. C’est la leçon du Belarus.

Pourquoi le Belarus a-t-il gardé le silence pendant si longtemps ? Il y a une explication à cela. Dans l’espace post-soviétique, il y a encore une croyance, formée au fil des siècles, dans le concept du "bon tsar". En URSS (et jusqu’à récemment en Biélorussie également), cette croyance reposait sur une véritable sollicitude de l’État à l’égard des gens "ordinaires". Nous croyions (et dans une certaine mesure, nous croyons encore) que le "bon tsar" punirait les "mauvais boyards [2]" (ministres, députés), les patrons excessivement avides et les bureaucrates véreux, tout en défendant le pays contre les ennemis extérieurs (et ils sont réels !) avec l’aide d’une armée forte, et qu’en général, il résoudrait tous nos problèmes. Malheureusement, ce n’est pas une exagération - c’est ce que les autorités ont voulu inculquer aux "gens simples" au Belarus, et pas seulement là-bas. Ce n’est pas un hasard si, jusqu’à récemment, Loukachenko était appelé familièrement "papa".

Néanmoins, les "simples" citoyens des pays post-soviétiques sont loin d’être simplets. Nous sommes issus de la culture et de la pratique de l’URSS, et trente ans de capitalisme semi-périphérique ne nous ont pas totalement dégradés. Cela vaut pour la majorité des citoyens du Belarus, et pas seulement pour le Belarus, quoi qu’il en soit pour les élites privilégiées qui ont adopté les valeurs néolibérales.

Si le capitalisme bureaucratique se perpétue, ou pire, renforce l’immobilisme économique et l’injustice sociale, s’il augmente l’anarchie politique à laquelle la majorité est soumise, alors les travailleurs qui sont supposés avoir été hypnotisés à jamais se soulèveront en signe de protestation.

Ici, il est vrai, une importante retenue s’impose : le niveau réel d’activisme de la majorité des travailleurs, des paysans, du personnel de santé, des enseignants, etc. en Biélorussie n’est nulle part aussi élevé que ce que les dirigeants de l’opposition libérale tentent de faire croire. Dans la plupart des cas, les actions décrites comme des "grèves" sont en fait des réunions de protestation organisées par des militants politiques. Parmi les grèves réelles, une certaine partie de celles-ci sont indirectement soutenues par des chefs d’entreprise qui considèrent que le régime de Loukachenko ne sert pas leurs intérêts, ou par des cadres supérieurs qui, comme en URSS à la veille de son effondrement, espèrent que cette vague de luttes leur donnera l’occasion de privatiser des entreprises qui, pour l’instant, sont aux mains de l’État. Dans quelques entreprises, et c’est l’aspect le plus important pour nous, il existe un réel potentiel de déclenchement de grèves. Cependant, de telles actions sont presque impossibles à organiser en raison d’une législation draconienne et de la répression dirigée contre les dirigeants des comités de grève. Lorsque les travailleurs dans ces circonstances ont pu organiser des grèves dites "italiennes" ("actions de grève"), il est possible et nécessaire de parler de véritable protestation ouvrière. Mais même ici, il n’existe pas encore d’opposition indépendante, visant à défendre les intérêts des travailleurs et non à réaliser la transition d’un modèle de capitalisme bureaucratique vers un modèle néolibéral.

Troisième leçon. L’absence d’une alternative de gauche pousse les travailleurs dans le camp des néolibéraux

Les masses populaires commencent à se soulever en signe de protestation.

Mais ici, la question se pose : que demanderont les gens ? De quel côté de se situeront-ils et contre qui leur colère sera-t-elle dirigée ?

Si, à l’heure actuelle, il n’y a pas d’opposition de gauche, forte, organisée et capable d’une action constructive et positive dans le pays, les gens se retrouveront comme des marionnettes dont les ficelles sont tirées par des politiciens néolibéraux - par des politiciens qui, sans surprise, seront qualifiés de "pro-occidentaux" (je dois préciser qu’il ne s’agit pas d’une question de géopolitique mais d’économie politique - derrière ces politiciens se trouvera la puissance économique, politique, médiatique et militaire du capital mondial).

Si les travailleurs finissent comme des marionnettes, soumises à ce contrôle, ils perdront (et nous perdons en effet). La raison est simple : dans les pays post-soviétiques, le capitalisme néolibéral entraîne un degré de dégradation économique, d’inégalité sociale et d’anarchie politique encore plus élevé que les systèmes qui l’ont précédé.

D’où les leçons suivantes, pour les autorités, pour les citoyens et pour l’opposition.

Pour ceux qui sont au pouvoir dans les pays post-soviétiques, la leçon est la suivante (elle ne sera pas assimilée, car elle ne conviendra pas, à court terme, aux objectifs de ces personnes) : en faisant des citoyens de vos pays des figurants dans votre spectacle, vous vous condamnez à l’isolement au "moment de vérité" , c’est-à-dire au moment où le capital privé et la minorité pro-libérale active se détournent de vous, et où les éléments les plus actifs de votre camp réalisent qu’il est plus avantageux pour eux de vous trahir. Ajoutez à cela la puissante pression médiatique, économique et politique exercée par le capital mondial (j’insiste : pas seulement les politiciens polonais ou lituaniens qui cherchent à exercer une influence sur le Belarus, mais le capital mondial), et si les gens ne sont pas avec vous mais contre vous, même si ce n’est pas activement, alors vous finirez par vous retrouver isolés. Tenter de s’appuyer sur l’appareil de coercition s’avérera inutile. Non seulement la force s’avérera incapable de résoudre le problème, mais au moment décisif, les personnes qui l’appliquent vous abandonneront tout simplement, ne voulant pas finir du côté des perdants. C’est ce qui s’est passé en URSS en 1991, et en Ukraine en 2014...

Pour la majorité de la population, la leçon est la suivante : si au moment du conflit vous (nous) n’avez pas développé une conscience sociale et politique mature ; si nous ne comprenons pas qui nous sommes, pour quoi nous nous battons, qui nous défendons et où se trouvent nos intérêts stratégiques ; et si nous nous comportons comme des moutons qui se réveillent soudainement, alors au mieux nous serons entassés dans une nouvelle bergerie, et au pire, abattus. Les autorités se serviront de notre activisme, soit les anciennes autorités, après nous avoir convaincus qu’elles représentent un moindre mal, soit les nouveaux détenteurs du pouvoir, en brandissant le signe de la "liberté" néolibérale tout en renforçant notre sujétion au marché et au capital.

La leçon pour l’opposition de gauche est la suivante : si, au "moment de vérité", cette opposition n’est pas devenue puissante et constructive, le rôle que ses membres finiront par jouer ne sera même pas celui de figurants, mais de spectateurs. Les spectateurs d’une tragédie.

PS. La leçon pour les patriotes russes : vous devez penser à autre chose qu’aux intérêts géopolitiques de votre pays

Cette partie sera très controversée et relativement brève.

Aujourd’hui, l’écrasante majorité des hommes politiques, des journalistes et des analystes spécialisés, lorsqu’ils réfléchissent sur le Belarus et la Russie, accordent la première place aux questions de géopolitique. Dans le même temps, ils scandent un refrain particulier, dur, voire toujours proéminent : "Nous (la Russie) devons réfléchir à nos intérêts, à ce qui est et n’est pas à notre avantage dans le conflit biélorusse, et à qui peut ou ne peut pas nous être utile". Dans le même temps, et ce n’est pas moins évident, répétant la même phrase, nous sommes deux peuples fraternels, deux pays dans le cadre d’un seul État d’union...

Pour autant, la plupart des Russes ne se rendent même pas compte qu’il y a là une profonde contradiction : si nous sommes frères, alors le peuple russe, en tant que véritable frère et camarade, devrait en premier lieu penser aux intérêts du peuple biélorusse, et non aux avantages géopolitiques pour l’État russe, avantages qui sont bien évidemment mis en avant par les intérêts commerciaux des grands capitaux russes.

Les Biélorusses, eux aussi, ressentent ces motivations égoïstes des véritables propriétaires de la Russie.

Il est important de noter que nous, le peuple multinational de Russie, avons une véritable et profonde unité d’intérêts avec le peuple multinational du Belarus. Cela résulte non seulement de notre passé historique commun, et non seulement de la victoire héroïque de la Grande guerre patriotique (patriotique, j’ajouterais, pour les Russes, pour les Biélorusses, et pour tous les peuples qui constituaient l’URSS). Elle découle également de l’expérience inestimable que nos peuples ont accumulée en construisant le socialisme, et de l’unité de nos cultures. Et le plus important de tout : il est plus facile et plus productif pour nous de nous développer ensemble dans ce monde, qui est plein de problèmes et de contradictions profondes.

Mais…

Mais les capitaux russes et bélarussiens sont concurrents. Nous produisons presque les mêmes choses, nous nous battons pour chaque dollar du coût des transports d’énergie et nous rivalisons pour obtenir des investissements "avantageux" de l’Ouest et de l’Est.

Mais en géopolitique, il n’y a pas d’amis, seulement des rivaux dans la lutte pour les sphères d’influence, pour le territoire, pour les profits de son capital.

Mais les "patriotes" (les guillemets ne sont pas un hasard) de notre pays maintiennent : "La Russie n’a pas d’amis en dehors de son armée et de sa marine..."

Il en est ainsi. En conclusion, je voudrais donner une leçon aux patriotes (sans guillemets) et aux sections (politique, médias, culture) de l’establishment qui pensent réellement à l’avenir des peuples de Russie et de Biélorussie, et non aux avantages pour les capitaux russes ou biélorusses, aux intérêts des bureaucrates des deux pays, etc. Cette leçon est simple : pour les peuples de Russie et du Belarus (et, en fait, pour tous les autres), il n’y a qu’une seule voie stratégique qui soit porteuse de promesses stratégiques. C’est la voie qui mène à la transformation des travailleurs (non pas des "ouvriers d’usine", mais des travailleurs modernes - scientifiques, programmeurs, enseignants, médecins, artistes) qui, de rouages passifs de la machine bureaucratique et esclaves de l’argent, des tendances et des marques, deviennent les propriétaires de l’économie et de la politique, des personnes qui placent le progrès de l’humanité au-dessus des profits et d’une politique au rabais. Si la Russie offre au Belarus (et pas seulement au Belarus) une telle voie, d’abord de réformes sociales et ensuite de socialisme (je n’ai aucune crainte de ce concept, tout cela est quasiment interdit dans les articles "sérieux"), alors la majorité des citoyens (pas les détenteurs de capitaux, pas les politiciens, mais les citoyens) du Belarus seront nos amis. Et pas seulement de la Biélorussie.

Si nous recherchons des bénéfices pour notre capital et des avantages pour nos intérêts géopolitiques, nous pouvons nous attendre à tout perdre et à perdre tout le monde, tout comme nous avons déjà perdu presque tous nos amis dans l’espace post-soviétique. Pour l’instant, le Belarus continue à exister...

P.-S.

Crédit photo : LINKS international journal of socialist renewal
Auteur : Aleksandr Vladimirovich Buzgalin, Doctor of Economic Sciences, Professor, Moscow Financial-Juridical University (MFYuA)
Traduction : Yolande Oeustreicher
Relecture : André Dallagnol

Notes

[1L’Âge d’argent, également appelé siècle d’argent désigne les dernières années du XIXᵉ siècle depuis 1890 et les deux premières décennies du XXᵉ siècle en Russie, notamment en ce qui concerne les arts. La dénomination correspond également en français au terme fin de siècle, ou, en tout cas, aux mouvements visés par cette expression.

[2Les boyards étaient des titres de la noblesse russe.

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