Exploitation des femmes, exploitation de la nature
Exploitation des femmes et exploitation de la nature : l’analogie entre ces deux modes de domination constitue encore aujourd’hui l’axe central des engagements et des analyses dites écoféministes. Paradoxalement, en France, Françoise d’Eaubonne reste peu connue à la fois des milieux féministes et des milieux écologistes, lesquels ne se sont jamais vraiment rapprochés. Dans l’effervescence « gauchiste » post-soixante-huitarde, elle renvoyait dos à dos les deux modes de développement, le capitalisme et « l’économie administrée », les considérant comme également patriarcaux et destructeurs de la nature. À l’époque, la bataille faisait rage entre ceux qui affirmaient que l’égalité femmes-hommes viendrait de surcroît après l’éradication de la domination capitaliste et ceux – plutôt celles – estimant que « l’ennemi principal [2] était le système patriarcal, transversal aux autres structures d’exploitation [3].
Pour les écoféministes, patriarcat, crise écologique (ainsi que militarisme) vont de pair. Pour elles, la nature a été infériorisée et dominée, selon un mode similaire à la domination masculine sur les femmes et à l’infériorisation de celles-ci. Elles s’appuient par exemple sur l’analyse de textes des XVIe et XVIIe siècles, qui commencent à développer une vision mécaniste de la nature, avec un langage métaphorique de domination évoquant la « conquête » d’une nature « vierge », sa mise en « exploitation » [4]. Silvia Federici, chercheuse états-unienne d’origine italienne, a donné un point de vue féministe sur la transition entre féodalisme et capitalisme dans son livre Caliban et la sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive [5]. Selon elle, « la mise en place de ce système économique et politique [signe] leur plus grande défaite historique : on les sort du monde du travail (artisanes, paysannes, médecines…) et on les enferme à la maison pour qu’elles fassent des enfants » [6]. C’est l’époque du début du processus de privatisation des biens collectifs, du colonialisme et de l’esclavage, sur fond de chasse aux sorcières. [7]
L’exploitation du travail domestique gratuit des femmes, ainsi que les violences sexistes, constituent la base du système de genre qui organise la domination et les inégalités. Pour Françoise d’Eaubonne, la « démographie galopante », comme on n’oserait plus dire aujourd’hui, était le produit de la culture patriarcale de « l’illimitisme » (qui se caractérise aussi par l’injonction à la croissance économique perpétuelle), conduisant à l’esclavage dans lequel étaient tenues les femmes. Selon elle, « dans un monde ou simplement un pays où les femmes (et non comme ce peut être le cas, une femme) se seraient réellement trouvées au pouvoir, leur premier acte aurait été de limiter et d’espacer les naissances ». Depuis, on est passé de 4 à 7 milliards d’humains.
L’égalité dans un système de domination, contradiction dans les termes ?
Ces débats, ce vocabulaire abrupt, sont oubliés ou méconnus de nombre de personnes qui se réclament actuellement du féminisme. Le féminisme, revendication de l’égalité femmes-hommes et des droits humains, est un des mouvements sociaux qui a le plus transformé la société depuis un siècle. Si ce mouvement n’a jamais cessé de produire débats et bouleversements, il n’existe pas un féminisme, mais des féminismes, avec différentes approches. Parmi les fondamentaux de l’émancipation des femmes, figurent l’acquisition des « droits sexuels et reproductifs » (dont la base est la contraception et l’IVG) et « l’empowerment » (autonomisation civique, politique, économique). L’éradication de toutes les formes de violences de genre, l’égalité professionnelle et dans le travail, la parité en politique et décisionnelle en général sont les axes actuels de combat. Sans l’indépendance économique et de son propre corps, il n’y a en effet pas d’égalité possible.
L’approche écoféministe, elle, reste peu connue, incomprise. Il est rare que des féministes françaises articulent leurs luttes avec la question de la crise écologique et climatique, malgré la prise de conscience progressive de la société à ce sujet. On salue chaque avancée dans l’accès des femmes aux responsabilités dans les entreprises et en politique, la parité dans les conseils d’administration d’entreprises du CAC 40, la disparition des derniers verrous (comme l’interdiction de femmes dans les sous-marins nucléaires)… Mais la réflexion est rarement menée sur le modèle de pouvoir et de développement dans lequel s’inscrit cette « émancipation » – ce qui n’empêche pas que celle-ci soit réelle, même à l’intérieur d’un système donné. Ce féminisme-là est-il soluble dans le libéralisme économique ? Le féminisme d’État légiférant pour l’égalité des droits, comme celui des institutions financières et de développement, prône l’égalité femmes-hommes au nom de la croissance économique : plus de femmes au travail et l’égalité salariale, ce sont des points de croissance. À la marge, on déplore que le creusement des inégalités « impacte négativement » les femmes, qui forment « 70 % des pauvres dans le monde ».
En tant que groupe social historiquement dominé par un autre groupe social, dont les normes et pratiques ont été instituées comme un universel humain supposé « neutre », les femmes revendiquant leur libération se trouvent prises entre deux feux. Si l’égalité implique d’intérioriser ces normes « masculines » dominantes, causes de leur domination, que devient l’émancipation des femmes – comme celle des hommes qui veulent rompre avec la « masculinité hégémonique » ? Cette construction sociale [8], en érigeant le progrès technique et l’économie comme des fins en soi, a entraîné la destruction de la nature, au point que le monde pourrait devenir invivable si le réchauffement climatique global dépasse les 3°C. Si la promotion de l’égalité et des droits des femmes ne consiste qu’à défendre leur participation décisionnelle à ce modèle historiquement construit – qui s’exprime aujourd’hui par les rapports de domination géopolitique et post-coloniale, la compétition, un mode de développement au détriment des pays pauvres, la prédation sur les ressources et la destruction des équilibres écologiques – le risque n’est-il pas de déplacer les rapports de domination sans les supprimer ?
Les mouvements féministes majoritaires ne diffèrent pas d’autres mouvements sociaux, politiques ou syndicaux : leurs revendications se situent le plus souvent dans et pour un monde qui aurait du temps devant lui. La crise écologique, l’urgence à rompre avec les modes de production et de consommation, d’agriculture et d’urbanisation actuels, le risque même sur la survie de l’espèce humaine, restent un impensé ou impensable, pour beaucoup d’entre eux, comme pour les humains en général. D’autant que, dans un contexte de crise économique, de crise de la démocratie, de montée d’extrémismes, une priorité est déjà de maintenir les acquis en matière de droits des femmes, qui restent fragiles, même inscrits dans des conventions internationales et des lois. Alors, il faut encourager les femmes à être « des hommes comme les autres » dans le mode de société actuel : rattrapage du retard dans le domaine de la création et de la direction d’entreprises, de la prise de décision politique, etc. [9].
La féministe afroaméricaine bell hooks a exprimé ce paradoxe : « Puisque les hommes ne sont pas égaux dans une structure de classe blanche suprémaciste, capitaliste, et patriarcale, de quels hommes les femmes veulent-elles être les égales ? » [10]
En quête du « non-pouvoir » ?
Or, pour beaucoup d’écoféministes, la nécessaire transformation des rapports sociaux, de l’organisation du travail et de l’exercice du pouvoir passe par la valorisation de pratiques, sentiments, aptitudes et valeurs culturellement considérées comme féminines (mais dont, bien sûr, des hommes pourraient aussi être porteurs). [11]
Mais les violences de genre restent massives et omniprésentes. Ce qu’on appelle en cette période « post-Weinstein » la « libération de la parole » en témoigne sur tous les continents et dans tous les milieux sociaux : harcèlement, violences, viols, restent à la fois un symptôme universel du pouvoir patriarcal et un instrument de maintien de la subordination des femmes à ce système. Comment faire le lien entre ces violences et celle d’un modèle économique prédateur et de pouvoir que Françoise d’Eaubonne voulait déconstruire ? Pour elle, l’avenir n’était pas au « pouvoir aux femmes » mais au « non-pouvoir », à un autre mode de rapports humains et avec la nature. L’engagement à la fois dans l’écologie et dans la paix et pour le désarmement était et est resté un fondamental de l’écoféminisme. Or, cette question de la paix et du désarmement, de l’éducation à la paix et à la non-violence, semble devenue, elle aussi, peu audible.
L’histoire de l’écoféminisme est celle d’une longue lutte fondée sur l’analyse des liens à la fois effectifs et analogiques entre tous ces enjeux, avec au centre la réflexion sur le pouvoir. Des écoféministes ont développé leur modes d’expression propres, mêlant action politique, création culturelle et artistique, lors de l’occupation de sites nucléaires civils et militaires dans les années 1980, de manifestations contre des déchets toxiques et la pollution dans les quartiers défavorisés, particulièrement aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne [12]. En 1992, les mouvements de femmes et féministes élaborent « l’Agenda 21 des femmes », texte assez radical qui intègre la santé environnementale, le climat, l’énergie, les questions de paix et de sécurité, etc., et se veut un apport à la Conférence de Rio sur l’environnement et le développement. Le programme pour le XXIe siècle issu de ce Sommet de la Terre, comportera un chapitre et des engagements en faveur de l’égalité femmes-hommes. Il marquera aussi le début de la diffusion du concept de « développement soutenable » [13], considéré par certain-es comme un apport positif permettant d’alerter et d’intégrer les enjeux environnementaux, par d’autres comme un nouvel avatar du libéralisme économique défendant sa légitimité et sa pérennité.
Au niveau international, des mouvements féministes, dont beaucoup de groupes sont engagés dans des luttes « de terrain » pour la préservation de l’environnement, s’investissent en vue des « Objectifs de développement durable » (ODD), nouvelle feuille de route universelle adoptée par les Nations unies en 2015. Les féministes sont de plus en plus présentes dans les négociations climatiques pour faire reconnaître la nécessité de l’égalité entre les sexes et revendiquer l’accès des organisations de terrain aux financements. Cela débouche ainsi sur l’adoption d’un plan d’action « Genre et climat » à la COP 23 en 2017. Comme pour toutes les ONG et mouvements sociaux, se pose alors la question de leur récupération par la machine onusienne et de leur dépendance à « l’agenda officiel » des débats et des négociations internationales. Cela creuse également des inégalités au sein même des mouvements féministes, entre les groupes qui peuvent financer leur participation à ces conférences et ceux qui ont beaucoup moins de moyens, notamment dans la sphère francophone et certains pays en développement.
Luttes de terrain et solutions concrètes
Actuellement, dans de nombreuses régions du monde, des femmes – notamment issues des communautés « autochtones » – sont à la tête ou majoritaires dans des luttes souvent frontales face à l’exploitation des gaz de schiste très destructrice (en Amérique du Nord) et à la nouvelle économie de l’extractivisme et de l’accaparement des terres en Amérique latine, en Asie, en Afrique. Elles font souvent le lien entre le viol des femmes et celui de la nature. Les défenseuses des droits environnementaux paient d’ailleurs le prix fort, car elles affrontent à la fois le sexisme et le capitalisme. Récemment, plusieurs d’entre elles ont été assassinées, comme Berta Flores Càceres, cofondatrice du Conseil citoyen des organisations des peuples amérindiens du Honduras (COPINH), tuée le 3 mars 2016 à la Esperanza, Honduras. Peu de temps auparavant elle témoignait : « Dans la lutte contre la privatisation des rivières, la défense des forêts et contre les multinationales, les femmes du COPINH ont été majoritaires. Cela entraîne des menaces sur nos vies et notre sécurité physique, émotionnelle et sexuelle, des menaces contre nos enfants, notre famille proche. Ils disent que nous sommes des prostituées, des sorcières, que nous sommes folles. Nous avons travaillé nationalement et internationalement et gagné des victoires. Par exemple, la ratification par le Honduras de la Convention 169 sur les peuples autochtones. Nous sommes parvenu-es à obtenir des titres de propriété sur des terres communautaires, à créer des municipalités autochtones ».
Partout dans le monde, des groupes et réseaux de femmes travaillent également sur les solutions à mettre en œuvre, par exemple dans le domaine de l’agroécologie, de la conservation de semences et de la biodiversité. Leur approche pragmatique de la protection de la nature mêle souvent des aspects techniques venus de savoirs expérimentiels et des préoccupations éthiques, ainsi que la défense d’une diversité à la fois biologique et culturelle. Parfois, l’ancienne division du travail (les « petites » cultures vivrières aux femmes, les « grandes » cultures d’exportation aux hommes) finit par se retourner en avantage pour des femmes, face à la faillite du modèle agricole productiviste qui entraîne la ruine de nombreux paysans ainsi que l’érosion et la pollution des terres et des eaux [14].
Le refus de l’essentialisme
Si l’écoféminisme – et peut être l’environnementalisme en général – est si suspect dans des pays comme la France, c’est qu’il a souvent, et à tort, été assimilé à la tendance essentialiste de certains courants du féminisme, laquelle représente un « épouvantail » pour le féminisme majoritaire universaliste. L’essentialisme, qui considère en effet les femmes comme dotées de qualités innées, qui les rendraient « par nature » plus proches de « la nature », les prédisposerait à des activités de « care » (prendre soin d’autrui et de l’environnement), qui seraient complémentaires de qualités « masculines », est un piège. Certains courants féministes – mais pas forcément écoféministes – versent en effet dans l’essentialisation et la rhétorique de la complémentarité entre les hommes et les femmes (ce concept de « complémentarité » étant particulièrement promu par les églises monothéistes, attachées à la division sexuée des rôles sociaux et au modèle de famille classique hétéronormée). En face, des arguments sur une « injonction » à l’allaitement et aux couches lavables ont été montés en épingle, pour montrer que l’écologie allait nuire à l’émancipation des femmes. Ce débat réducteur fait l’impasse sur le facteur clé de l’émancipation : la participation égale des hommes à l’ensemble des tâches parentales, éducatives, domestiques, de soins aux aînés dépendants. Par ailleurs, doit-on rejeter et dévaloriser le « biologique », et par extension la « nature », au motif qu’ils ont été assimilés à du « féminin » inférieur par la pensée occidentale patriarcale ? Des écoféministes pensent qu’il est urgent, au contraire, de se réapproprier ce « féminin » et de revaloriser la nature et l’ensemble du vivant non humain. Quoi qu’il en soit, la critique essentialiste est réfutée par des théoriciennes écoféministes comme Carolyn Merchant, qui considère le féminin comme construction sociale [15].
Au Sud, on entend parfois des discours sur les femmes « gardiennes de la terre, de la nature », car « donnant la vie ». Si de tels propos ont été tenus par Vandana Shiva, une des écoféministes les plus connues pour son combat en faveur d’une agriculture paysanne [16], dans nombre d’interviews elle souligne que ce rôle des femmes est lié à la place qui leur a été réservée dans les sociétés : « Les femmes de Chipko se sont élevées non pas parce qu’elles donnaient la vie mais parce qu’elles étaient responsables de la nourriture et de l’eau ! La division du travail a laissé les femmes dans l’économie du soin aux autres (’caring’), qui a été traitée, pendant des décennies comme une non-économie. L’oppression des femmes et de la nature relève des mêmes processus. Il faut donc se tourner vers une pensée qui libère la nature, qui défend l’idée que la nature est vivante, intelligente, avec ses propres capacités d’organisation… L’homme doit se rendre compte de tout ce que la nature, mais aussi les femmes, les autres cultures, les petits paysans, sont capables de lui apporter. Nous devons valoriser la vie et les savoir-faire » [17].
Aussi, de même qu’il n’y a pas un seul féminisme, n’y a-t-il donc pas un seul écoféminisme. De nombreuses organisations de femmes et de féministes dans le monde articulent les composantes paix, écologie, et genre, sans se référer au concept d’écoféminisme. De même, aujourd’hui, des groupes beaucoup plus jeunes et encore peu entendus travaillent sur le lien entre exploitation des femmes et exploitation industrielle des animaux : il existe un écoféminisme « anti-spéciste » ou vegan. Ces sensibilités sont aussi affaire de générations [18].
Écoféminisme et décroissance
Un sujet mériterait d’être mieux exploré : l’articulation entre féminisme et décroissance. Le journal Silence avait publié en novembre 2007 un dossier intitulé « Décroissance côté Femmes ». Il constatait « que les débats autour de la décroissance se font surtout autour d’hommes ! Que l’on prenne les articles parus dans la presse spécialisée, les intervenants dans les colloques, dans la revue La Décroissance ou dans Silence, on retrouve toujours une large majorité d’hommes ». En 2017, dans l’anthologie « Aux origines de la décroissance, 50 penseurs », seules deux femmes figurent sur les 50 (Hannah Arendt et Simone Weil) [19]. Certes, les femmes avaient autrefois moins voix au chapitre. Mais les textes de nombre de féministes ont été porteurs d’analyses de l’organisation sociale, du travail et du pouvoir, qui préfigurent aussi la critique du développement [20]. Et quid de la biologiste Rachel Carson, qui a été l’une des premières à dénoncer les pollutions aux pesticides, remettant en question l’approche techniciste des questions environnementales ? Son livre Printemps silencieux, paru en 1962, est souvent considéré comme le début de la prise de conscience écologiste aux États-Unis et y a conduit à l’interdiction du DDT : « Nous avons laissé employer ces produits chimiques sans s’interroger outre mesure sur leurs effets sur le sol, sur l’eau, les animaux et plantes sauvages, sur l’humain lui-même. Les générations à venir nous reprocheront probablement de ne pas nous être souciés davantage du sort futur du monde naturel, dont dépend toute vie. Notre époque est celle de la spécialisation ; chacun ne voit que son petit domaine et ignore ou méprise l’ensemble plus large dans lequel il vit. C’est au public de dire s’il désire poursuivre la route actuelle, et pour qu’il puisse parler en connaissance de cause, il doit être informé ».
Comme il y a différentes sensibilités féministes, sans doute y a-t-il différents courants de la décroissance. En France, le journal La Décroissance, dont les analyses constituent un des principaux pôles de résistance d’une vraie écologie politique, a une rédaction exclusivement masculine ou presque. Une intéressante rubrique sur le féminisme, « La Madelon », a eu une existence éphémère, et si la question du « genre » semble devenue une préoccupation récurrente, c’est maintenant sous la forme d’une crainte de la confusion généralisée entre les sexes. Les attaques contre « le genre » sont peut-être dues à une méconnaissance de cette approche (confondant le genre dans son acception identitaire relevant de la liberté individuelle et « l’approche de genre », étude de la division sexuée du travail et des inégalités socialement construites) comme aussi de l’histoire du féminisme et de ses positionnements [21]. Le lien reste obscur entre cet engagement « anti-genre » et celui pour la décroissance, si ce n’est peut-être certaines rhétoriques « freudo-lacaniennes ». La société de consommation est ainsi désignée comme une sorte de perversion de l’attachement à la figure d’une mère « toute-puissante », parfois c’est « l’État mère » qui est épinglé…
Pour les écoféministes radicales, la forme actuelle de la plupart des États, portés par des oligarchies qui s’emploient à marchandiser le vivant pour entretenir une classe sociale prédatrice – ressortirait plutôt à la « masculinité hégémonique » (compétition, chacun pour soi, insensibilité à ceux qui sont en difficulté, criminalisation des plus précaires, des étrangers…). Loin de promouvoir l’indifférenciation des sexes, la société de consommation développe un « marketing genré » de plus en plus agressif. Il s’appuie sur des stéréotypes attachés aux différences supposées entre « féminin » et « masculin » pour vendre plus : vélos et cartables roses (impossibles donc à transmettre au frère cadet à qui il faudra racheter ces équipements dans une autre couleur), vêtements différenciés, jouets pour garçons et pour filles, produits d’hygiène différents pour femmes et hommes, etc. Tout en produisant plus de pollution et de gaz à effet de serre, cela conforte le sexisme, en général au détriment des filles, qui continuent à se déguiser en princesses ou en « marchandes » – quand elles ne se maquillent pas à 10 ans – tandis que les garçons font des expériences scientifiques et des explorations.
La critique du scientisme, de la surpuissance du « progrès technique », appelé à résoudre tous les problèmes, centrale pour les « objecteurs de croissance », fait aussi partie des fondamentaux des écoféministes, puisque, pour elles, cette idéologie est issue de la masculinité dominante et colonisatrice, qui s’est exacerbée à partir de la fin du XVIIIe siècle en Occident, creusant la dichotomie nature/culture, renvoyant les femmes à la nature, à la sphère domestique et à leurs émotions. Au bout du compte, s’inquiéter des dérives possibles de la « théorie du genre », n’est-ce pas une diversion par rapport à certains enjeux plus importants mais jamais abordés ? Un champ d’étude pragmatique pourrait être : comment mettre en pratique la décroissance tout en poursuivant le mouvement vers la réduction des inégalités entre les femmes et les hommes et notamment le fait que les femmes continuent à assumer une « double journée » (triple, si elles ont des responsabilités associatives ou politiques), effectuant 70 à 80 % des tâches d’entretien de la maison et de soins aux proches ?
En conclusion, la question reste posée : comment définir le ou les écoféminismes ? On pourrait considérer que, parmi les mouvements et les initiatives qui s’attachent à la déconstruction des rapports de pouvoir entre genres – imbriqués aux autres rapports de domination, dont ceux coloniaux, de classes, d’origine ethnique, de « races » [22] –, ceux qui intègrent une réflexion critique sur le mode de « développement » et font de la crise écologique et des enjeux de paix et de non-violence un axe central se rattachent d’une façon ou d’une autre aux écoféminismes. Si ses filiations multiples et anciennes sont parfois oubliées, l’écoféminisme ressurgit toujours, continuant à inspirer et animer des questionnements féministes novateurs et radicaux.
Cet article ne prétend pas donner une analyse exhaustive de ce qu’est ou pourrait être l’écoféminisme ni rendre compte des nombreuses autrices qui ont publié à ce sujet. C’est un point de vue d’une personne engagée depuis des années, à la fois dans les enjeux du genre, de la solidarité internationale et de l’écologie.