Du RMI et de l’API au RSA, les écueils de la « solidarité active »

samedi 26 octobre 2013, par Anne Eydoux *

Cet article questionne ce qu’il est convenu d’appeler la « solidarité active » qui a présidé à la lente métamorphose du revenu minimum d’insertion (RMI) et de l’allocation de parent isolé (API) en revenu de solidarité active (RSA). Cette métamorphose a vu les injonctions au retour à l’emploi des allocataires se faire plus pressantes, dans un contexte de décentralisation des politiques d’insertion et de généralisation de l’accompagnement vers l’emploi. La conception de la solidarité publique s’est modifiée, dépréciant la logique de soutien au revenu des ménages pauvres au profit d’une logique d’incitation individuelle au retour à l’emploi, tandis que la responsabilité de l’insertion était transférée de l’État vers les allocataires et vers les départements. La mise en évidence du caractère problématique de ces changements permet d’expliquer les échecs de la « solidarité active » et d’esquisser des pistes de réforme.

Le nom de revenu de « solidarité active » (RSA), donné en 2007 au nouveau minimum social encore expérimental et ayant vocation à se généraliser et à se substituer en juin 2009 au revenu minimum d’insertion (RMI) et à l’allocation de parent isolé (API), traduit à lui seul la tendance à « l’activation » de la protection sociale et des allocataires de minima sociaux à l’œuvre depuis une quinzaine d’années. Il s’agit de faire de l’État social un « État social actif » (Barbier, 2011) soucieux de formater ses dispositifs en sorte d’inciter en toutes circonstances leurs destinataires à chercher un emploi, tout en réformant l’organisation des politiques d’insertion [1] de manière à renforcer l’accompagnement vers l’emploi des allocataires.

Cette tendance à « l’activation » des allocataires de minima sociaux a été graduelle, passant par diverses réformes. Avant la mise en place du RSA activité, censé rationaliser les dispositifs incitatifs existants, les mécanismes d’intéressement du RMI et de l’API avaient été peu à peu renforcés [2]. Quant aux politiques d’insertion des allocataires, elles n’ont pas attendu la généralisation de l’accompagnement des allocataires du RSA en 2009 pour mettre davantage l’accent sur l’insertion professionnelle (par opposition à l’insertion sociale) : en 2004, la décentralisation du RMI s’était accompagnée de la mise en œuvre du contrat d’insertion - revenu minimum d’activité (CI-RMA), qui visait à développer l’activité des allocataires du RSA au sein d’un contrat de travail initialement très éloignés de l’emploi normal et des garanties qui lui sont attachées. Ces réformes, qui ont souvent prêté à débats (Eydoux, Tuchszirer, 2011), n’ont pas atteint leurs objectifs. Ainsi, s’agissant du RSA, les travaux du Comité national d’évaluation du RSA (2011) ont montré que RSA n’a pas été, loin s’en faut, à la hauteur de ses ambitions affichées : augmenter leur taux de retour à l’emploi des allocataires et lutter contre la pauvreté.

On cherchera ici à comprendre les raisons de cet échec, et plus particulièrement de l’échec du RSA qui ne peut s’expliquer simplement par le contexte de récession qui a contrarié sa mise en œuvre. On montrera que c’est la logique même de la « solidarité active » au cœur du dispositif qui est en cause. L’idée de miser sur les incitations à l’emploi pour lutter contre la pauvreté reposait sur un raisonnement trompeur et a donné naissance à un dispositif chimérique (1). Quant au fait de confier aux départements les politiques d’insertion décentralisées et la généralisation de l’accompagnement, sans les doter des compétences ni des ressources nécessaires, il a surtout conduit à accroître leur endettement (2). Pour finir, à l’heure où le terne bilan du RSA a conduit à proposer de le réformer, on discutera des pistes de réformes (3).

1. Le gouvernement des allocataires : les écueils de la stimulation de l’offre de travail

Le passage de l’API et du RMI au RSA traduit une évolution de conception de l’action publique en matière de lutte contre la pauvreté : c’est le passage d’une logique de soutien au revenu des ménages pauvres à une logique dite de « solidarité active » passant par la stimulation de l’offre de travail des allocataires. Aux principes de solidarité nationale envers les ménages pauvres, qui prévalaient lors de la conception de l’API et du RMI, s’est peu à peu substitué un principe d’activation de la solidarité, affichant le souci d’envoyer aux allocataires des signaux pertinents pour les inciter à reprendre un emploi et à travailler à l’amélioration de leur propre sort. Cette tendance à la responsabilisation des allocataires repose sur un raisonnement trompeur, qui a engendré un dispositif au formatage complexe, une sorte de chimère technocratique, difficilement appropriable par les allocataires et dont la gestion est malaisée pour les Caisses d’allocations familiales (Caf) qui en ont la charge.

Rendre les allocataires responsables de l’amélioration de leur sort

L’API et le RMI ont été conçus comme des dispositifs de soutien au revenu des familles pauvres, dans des contextes et avec des objectifs très différents. La création en 1976 de l’API visait à lutter contre une nouvelle forme de pauvreté, celle des « parents isolés », interprétée comme liée au développement de la précarité familiale (ruptures familiales, mères célibataires). Cette allocation n’était pas assortie d’une condition de recherche d’emploi et était versée au parent allocataire (presque toujours une mère) pendant une durée allant d’un an (API « courte », suite à une rupture familiale ou au décès du conjoint) à trois ans (API « longue », jusqu’aux trois ans du dernier enfant). Répondant à une logique de « salaire maternel », l’API dotait l’allocataire d’une identité sociale de parent (de mère), tout en affirmant un principe de solidarité familiale et de subsidiarité par rapport aux créances alimentaires (Fragonard, in Helfter, 2010 ; Eydoux, 2012) [3]. La création en 1988 du RMI a quant à elle eu lieu dans un contexte de dégradation de l’emploi et des protections qui lui étaient attachées. Soutenir le revenu de celles et ceux qui en subissaient les conséquences était au cœur des préoccupations du législateur. Le RMI a pris la forme d’un revenu minimum familialisé (différentiel et fonction des ressources du ménage), assorti d’une condition d’insertion très peu contraignante. Il s’agissait de garantir un revenu minimum aux ménages pauvres, compte tenu de leur composition et de leurs ressources. Dans une perspective keynésienne, ce revenu pouvait être considéré comme un soutien à leur consommation, et partant à l’activité économique. Quant à l’insertion des Rmistes (« l’ardente obligation de l’insertion »), elle incombait principalement à la société, comme le montrent les débats parlementaires de l’époque (Eydoux, Tuchszirer, 2011). La solidarité publique et la responsabilité de l’insertion étaient alors du côté de l’État social, en charge de la définition des allocations (montants, conditions d’attribution, etc.) comme de l’insertion sociale ou professionnelle.

Dans les années 1990 et au début des années 2000, dans un contexte de croissance quasi continue du nombre des allocataires de ces minima sociaux, le soutien au revenu des familles est peu à peu présenté comme porteur du risque de « piéger » les allocataires dans l’assistance et de décourager l’emploi (Zajdela, 2009). Alors que l’emploi à temps partiel s’est fortement accru, les montants des minima sociaux sont fréquemment comparés au demi-Smic mensuel. Ce dernier est ainsi érigé en référence acceptable de rémunération des emplois à bas salaires, tandis que se construit le problème des « désincitations » au travail. Le sujet des « désincitations » au travail et des minima sociaux qui piégeraient leurs allocataires dans la pauvreté est politiquement sensible. On assiste alors, à partir du milieu des années 1990, à un décrochage entre la croissance du Smic et celle du RMI et de l’API, et par conséquent à une paupérisation des allocataires. Au même moment, s’engage un processus de toilettage des minima sociaux et plusieurs mesures cherchent à rendre le travail des allocataires (du RMI mais aussi de l’API) plus « rémunérateur » (extension de l’intéressement du RMI à la reprise d’une activité en 1998, prime pour l’emploi en 2001, etc.) et à renforcer leur accompagnement vers l’emploi. Le RSA, généralisé en 2009, se présente comme le dernier avatar de ce processus. Le dispositif, qui fusionne le RMI et l’API [4], cherche à rationaliser et à pérenniser l’intéressement à la reprise d’un emploi tout en systématisant l’accompagnement des allocataires. Il vise un public plus large que le RMI et l’API, puisqu’il inclut des travailleurs pauvres qui n’étaient pas auparavant allocataires d’un minimum social. Il combine une allocation classique de soutien au revenu des ménages pauvres (RSA socle) couplée à un accompagnement social et/ou professionnel, et une mesure d’intéressement pérenne à l’activité (RSA activité) réservé aux travailleurs pauvres. Si le travail est « revalorisé » dans ce dispositif qui cherche à récompenser la pauvreté méritante, le soutien au revenu des ménages pauvres passe au second plan et le minimum garanti du RSA socle n’est pas revalorisé par rapport au Smic.

La logique de « solidarité active » qui s’est graduellement imposée est donc bien loin de renforcer la solidarité publique à l’égard des ménages pauvres, en particulier les ménages inactifs. C’est avant tout une logique d’activation par les incitations et l’accompagnement dont le mot d’ordre est de chercher à faire en sorte qu’il soit toujours économiquement rentable de travailler. Le problème visé n’est pas tant la pauvreté des allocataires que leur découragement : il s’agit d’éviter que, séduits par les sirènes de l’« assistanat », ils renoncent à travailler. Cette logique traduit une inflexion graduelle de la lutte contre la pauvreté qui se donne désormais pour objectif de stimuler l’offre individuelle de travail en dévalorisant les dispositifs de soutien au revenu des ménages et en y introduisant des mécanismes d’incitation à l’activité. Elle tend donc à faire des allocataires les artisans de leur retour à l’emploi et de l’amélioration de leur revenu, à leur transférer la responsabilité de l’insertion qui relevait jusqu’ici avant tout de la responsabilité de l’État social.

Un syllogisme qui cache un raisonnement trompeur

Cette logique de solidarité active se présente comme frappée au coin du bon sens, si l’on en croit les nombreuses déclarations de ses défenseurs. Elle repose sur un syllogisme : l’emploi est le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté / l’intéressement (ou le RSA activité) incite à l’emploi / c’est le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté (Gomel, Serverin, 2011). Mais ce syllogisme est trompeur car ses prémisses sont fausses : elles laissent penser que si les allocataires de minima sociaux sont sans emploi, c’est parce qu’ils ne veulent pas travailler au salaire en vigueur, insuffisamment rémunérateur. Comme si l’emploi n’attendait que leur bon vouloir de travailler. Et comme si les déséquilibres sur le marché du travail étaient liés à l’insuffisance de l’offre de travail des allocataires et non à celle de la demande de travail des entreprises ou des administrations. Ces prémisses ne résistent pas à la simple comparaison entre le nombre des personnes qui recherchent un emploi et celui des « emplois vacants », même en retenant l’estimation la plus basse des premiers (environ 3 millions de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi dans la catégorie A) et la plus haute des seconds (de l’ordre de 800 000 selon le dernier rapport du Conseil d’orientation de l’emploi). La logique de solidarité active en appelle néanmoins à la rationalité économique individuelle qui évalue l’opportunité de travailler à l’aune du seul gain financier procuré par l’emploi : pour éviter qu’ils ne se trouvent pris au piège de l’assistanat, les allocataires et les travailleurs pauvres doivent gagner à travailler. Cette rationalité économique transforme la solidarité active en principe de justice. Il serait impensable aujourd’hui, affirme par exemple Martin Hirsch, de refuser à l’« employée de cantine », payée 350 euros par mois pour 10 heures de travail hebdomadaire, un RSA lui apportant un complément de 300 euros [5] : « Trouveriez-vous normal qu’elle ne gagne pas plus que si elle ne travaillait pas ? » La solidarité active s’adresse à la rationalité individuelle et récompense l’activité des travailleurs pauvres (et méritants), c’est de là qu’elle tire sa légitimité politique. Mais la question de Martin Hirsch sous-entend également qu’il serait injuste de gagner la même chose sans travailler et qu’il faut travailler pour sortir de la pauvreté. La solidarité active, c’est donc aussi le renoncement à l’idée que la société a le devoir de garantir un revenu à ceux qui ne peuvent accéder à un emploi.

Même à supposer que les incitations individuelles à l’emploi aient une pertinence du point de vue de la rationalité économique et de la justice, l’injection d’un mécanisme incitatif dans une allocation calculée en fonction des ressources et de la composition du ménage est un non-sens. En effet, les minima sociaux ne s’adressent pas à l’ensemble des personnes sans emploi ou à bas salaires, mais aux ménages pauvres et aux travailleurs pauvres. Les travailleurs privés d’emploi ou à bas salaire qui n’appartiennent pas à un ménage pauvre (parce que le revenu d’un conjoint sort le ménage de la pauvreté) ne sont donc pas concernés par la solidarité active. En raison des inégalités persistantes tant au sein des ménages que face à l’emploi, ces personnes hors du périmètre du dispositif sont majoritairement des femmes. Si d’aventure l’employée de cantine évoquée par Martin Hirsch vit en couple avec de jeunes enfants et que le revenu de son conjoint met les ressources du ménage à un niveau supérieur au seuil administratif, elle n’a droit ni au RSA socle, ni au RSA activité [6]. Au cas où elle retrouverait un emploi, elle devrait faire face à des frais de garde pour ses enfants, mais ne toucherait pas le complément d’activité. Dans l’hypothèse où elle perdrait son emploi, elle ne serait éligible ni au RSA socle ni à l’accompagnement au titre du RSA. L’introduction des incitations à l’emploi dans un dispositif familialisé pour agir sur les comportements individuels d’offre de travail fait du RSA un dispositif décalé par rapport à sa cible. Elle en fait aussi un dispositif complexe, tant du point de vue les allocataires potentiels que de son administration par les CAF.

Une chimère de technocrate

La solidarité active est en définitive une chimère de technocrate, d’une part parce qu’elle repose sur un raisonnement trompeur qui suggère que la magie des incitations créera des emplois à même de résoudre la pauvreté, et d’autre part parce qu’elle a accouché d’un dispositif si complexe qu’il en est devenu illisible pour une grande part du public auquel il s’adresse. Le RSA superpose au moins deux instruments : le RSA socle, minimum garanti différentiel sous conditions de ressources du ménage, et le RSA activité, censé faire en sorte que tout travail rapporte [7] (par rapport au fait de percevoir le seul RSA socle sans travailler), y compris quelques heures de travail hebdomadaire au Smic, et même pour les travailleurs pauvres, nouvelle cible du dispositif. Si l’on considère que la prime pour l’emploi (PPE), instrument fiscal d’incitation au travail réformé en même temps que le RSA, est liée au RSA (les sommes perçues au titre du RSA activité sont déduites de la PPE), cela fait même trois instruments. Il suffit de se pencher sur le formulaire de demande du RSA [8] pour apprécier la complexité d’un dispositif qui s’adresse à la rationalité individuelle tout en la noyant dans la masse des informations requises pour le calcul. Comme l’ont montré les travaux du Comité d’évaluation du RSA (2011), malgré sa sophistication, le calcul du RSA activité est le plus souvent moins favorable la première année que ne l’était le mécanisme d’intéressement du RMI.

Au total, le RSA peine donc à rencontrer son public. D’après le rapport du Comité national d’évaluation du RSA (2011), près de la moitié (49 %) des ménages éligibles au RSA n’en font pas la demande. S’agissant du RSA socle, le taux de non-recours est plus faible (35 %), proche de celui relevé pour le RMI et l’API. Mais il est massif pour le RSA activité seul, puisque plus des deux tiers (68 %) des travailleurs pauvres éligibles ne font pas valoir leurs droits. Des enquêtes menées auprès de ces derniers montrent que les raisons du non-recours sont multiples : la méconnaissance et le manque d’information, mais aussi le refus de percevoir un revenu d’assistance ou la crainte d’être stigmatisé, et enfin le découragement face à un dispositif et à des démarches complexes (pour des montants parfois très faibles) qui peuvent donner lieu à des contrôles ou à des indus (Okbani, 2013). De fait, le formatage du RSA activité génère de multiples rappels et indus, ces sommes que les allocataires perçoivent avec retard après l’actualisation trimestrielle de leur dossier, ou, de façon plus problématique, ces sommes qu’ils ont indûment perçues et qu’ils devront rembourser... à un moment où elles sont souvent dépensées. D’après les données de la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), la moitié des allocataires du RSA auraient reçu des indus en 2012, pour des montants cumulés de 803 millions d’euros sur les 10,5 milliards de prestations versés au titre du RSA.

2. Politiques d’insertion : décentraliser pour mieux activer les allocataires ?

L’activation des allocataires de minima sociaux s’est également appuyée sur une décentralisation des politiques d’insertion. Alors que l’État était désigné en 1989 comme responsable de la solidarité nationale et de l’insertion, dont il était l’ordonnateur, cette responsabilité s’est trouvée peu à peu transférée aux départements (Eydoux, Tuchszirer, 2011). Dans un contexte où étaient pointées les difficultés de coordination des politiques d’insertion par l’État et les départements, la décentralisation de 2004 a cherché à faire des départements les « chefs de file » en charge de la définition et de la mise en œuvre de « la politique d’action sociale en tenant compte des compétences confiées par la loi à l’État, aux autres collectivités territoriales ainsi qu’aux organismes de sécurité sociale [9] ». Elle leur a également confié le financement du dispositif de soutien au revenu (le RMI à l’époque) et de l’organisation de l’insertion, les intéressant ce faisant au retour à l’emploi de « leurs » allocataires dans un souci affiché d’efficacité. Avec la mise en place du RSA en 2009, les départements ont conservé ces responsabilités (tout du moins celle du financement du RSA socle puisque le RSA activité est pris en charge par l’État) et ont eu à organiser la généralisation de l’accompagnement des allocataires en faisant appel à des partenariats avec d’autres intermédiaires de l’insertion. Mais le processus de décentralisation s’est avéré problématique, car les départements n’ont été dotés ni des compétences ni des ressources financières nécessaires à l’exercice de leurs nouvelles responsabilités (Eydoux, 2013).

Un transfert problématique des politiques d’insertion vers les départements

Un premier problème de la décentralisation des politiques d’insertion vers les départements tient au fait qu’ils n’ont pas été dotés des compétences économiques en lien avec leurs nouvelles responsabilités. Lors de la décentralisation de 2004, leurs compétences sont restées limitées par celles des autres collectivités territoriales (en particulier les communes urbaines) ou de l’État, notamment s’agissant d’emploi – contrairement aux communes, les départements n’ont en principe pas de liens avec les employeurs. La question de la capacité des départements à mener les politiques d’insertion professionnelle est restée posée, parce que leurs compétences relevaient de l’insertion sociale plutôt que professionnelle, ce qui leur a imposé de mobiliser les compétences d’autres acteurs dans le cadre de partenariats. Or, ces partenariats entre acteurs de l’insertion sociale et professionnelle sont depuis l’origine du RMI un maillon faible des politiques d’insertion, soumis aux rapports de force et aux marchandages. Les relations entre les conseils généraux et l’ANPE (devenue Pôle emploi) en fournissent une bonne illustration. Lors de la création du RMI en 1988, les départements n’avaient pas de réelles compétences en matière d’emploi, tandis que l’ANPE, chargée du placement des demandeurs d’emploi, n’était pas impliquée dans l’insertion des allocataires du RMI. À partir de 2004, les départements, devenus « chefs de file » de l’insertion des allocataires, se sont montrés réticents à conventionner avec l’ANPE pour des services dédiés aux allocataires et payants. La mise en place du RSA en 2009 visait à renforcer le rôle de l’opérateur public (Pôle emploi), duquel les allocataires du RSA étaient priés de se rapprocher pour devenir des demandeurs d’emploi comme les autres. Divers travaux empiriques ont souligné la diversité des stratégies partenariales des conseils généraux (avec Pôle emploi, mais aussi des associations, des maisons de l’emploi, etc.) selon les départements (Loncle et al., 2009 ; Béraud et al., 2012). Une enquête de l’Observatoire de l’action sociale décentralisée (ODAS) a montré en 2009 que si les conseils généraux prévoyaient souvent de confier (au moins en partie) l’accompagnement professionnel à Pôle emploi, ces prévisions n’ont pas résisté à la crise qui, en augmentant les flux de demandeurs d’emploi (dans un contexte de fusion ANPE-Assedic) et des allocataires du RSA, a compliqué les coopérations.

Un second problème de la décentralisation des politiques d’insertion est celui de la segmentation des publics : l’insertion des allocataires de minima sociaux a été confiée aux départements alors que celle des demandeurs d’emploi dépendait de l’ANPE, et dépend aujourd’hui de Pôle emploi. Il existe donc une partition des publics des politiques d’insertion en fonction de leur statut indemnitaire (chômeurs indemnisés ou allocataires du RSA). La généralisation de l’accompagnement des allocataires du RSA en 2009 et les contrats d’insertion prévus par la loi n’auraient pas supprimé cette segmentation, mais auraient au contraire conduit les départements à renforcer la segmentation entre allocataires, en confiant à Pôle emploi ceux jugés proches de l’emploi et en orientant les autres vers les acteurs de l’insertion sociale (Cour des comptes, 2011). Ce problème est encore rappelé dans un récent rapport de l’Assemblée nationale (Iborra, 2013) qui pointe les « promesses insuffisamment tenues » de l’accompagnement des allocataires du RSA par Pôle emploi et propose un « décloisonnement du volet social et du volet économique de l’insertion », en redéfinissant les rôles de Pôle emploi, des conseils généraux et des régions qui financent des formations, et en décloisonnant les publics pour tenir compte de leurs difficultés d’accès à l’emploi plutôt que de leur statut de demandeurs d’emploi ou d’allocataires du RSA.

Un financement inadapté et insuffisant

Le troisième problème de la décentralisation des politiques d’insertion concerne le financement, inadapté et insuffisant des compétences décentralisées. Lors de la décentralisation de 2004, les départements se sont vu confier, en plus de l’organisation de l’insertion, le financement de l’allocation. Il s’agissait de les responsabiliser en les intéressant à la reprise d’emploi de leurs allocataires. Mais le transfert du financement de l’allocation RMI de l’État vers les départements a été assorti d’un transfert de ressources [10] inadéquat et sans mécanisme correcteur pour tenir compte de l’évolution des dépenses liées à ces nouvelles compétences. L’impôt transféré aux départements au titre du droit à compensation, une fraction de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP), devenue en janvier 2013 taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), n’évolue pas dans le même sens que les dépenses d’insertion qu’il est censé financer. Depuis 2004, les recettes de la TIPP/TICPE ont stagné ou diminué, tandis que les dépenses de l’allocation augmentaient. Il a donc été décidé à plusieurs reprises de réajuster le mécanisme initial de compensation, mais aussi de réaffecter une partie du Fonds de mobilisation pour l’insertion sociale et professionnelle (FMDI), créé en décembre 2005 pour soutenir les projets d’insertion innovants des départements, à la compensation des dépenses supplémentaires des départements. Mais ces réajustements n’ont pas été suffisants et n’ont pas permis de corriger les inégalités entre départements (Cour des comptes, 2011).

Les données de l’ODAS (Koch et al., 2013) montrent l’ampleur de la hausse des dépenses des départements depuis la décentralisation de la prestation en 2004, et plus particulièrement dans la période récente caractérisée par la conjonction de la crise économique et de la mise en œuvre du RSA. Entre 2004 et 2012, les dépenses nettes totales au titre du RMI-RSA socle en France métropolitaine se sont accrues de 4,63 à 7,15 milliards d’euros. Dans l’intervalle, la dépense nette des départements (après déduction des apports de l’État, TIPP/TICPE et FMDI) a plus que doublé, passant de 950 millions d’euros en 2004 [11] à 2,22 milliards d’euros en 2012. Cette dépense nette des départements a varié selon la conjoncture : après une baisse en 2008, elle a considérablement augmenté en 2009 et 2010 (+ 22,1 % et + 23,9 %), pendant la crise qui a vu progresser le nombre des allocataires ; sa hausse s’est ralentie en 2011 (+ 8,8 %) pour repartir en 2012 (+ 19,3 %). Quant aux dépenses de politiques d’insertion, les chiffres disponibles suggèrent que les départements, économiquement contraints, auraient nettement réduit la voilure pendant la crise (de 830 millions d’euros en 2009 à 700 millions en 2010, soit une diminution de 16 %) avant de les réaugmenter légèrement (à 750 millions d’euros en 2012). Le taux de couverture de l’allocation RMI-RSA par l’État (via la TIPP et le FMDI) a quant a lui évolué de manière pro-cyclique : il a très faiblement augmenté entre 2004 et 2008, passant de 92,2 % à un sommet de 93 %, avant de chuter pendant la crise. Il est en 2012 de 78,8 % seulement. Dans un contexte par ailleurs marqué par la hausse de l’ensemble de leurs dépenses sociales, les départements ont ainsi assumé une large part des dépenses nettes d’allocation RMI-RSA liées à la crise. Ces tendances nationales recouvrent d’importantes inégalités entre les départements. Diversement touchés par la crise, ces derniers ne sont pas confrontés aux mêmes hausses de leurs dépenses de prestation et n’ont pas les mêmes ressources pour y faire face. Sans un mécanisme de solidarité nationale permettant de prendre en compte l’évolution de leurs dépenses, il existe un risque que les plus contraints d’entre eux aient à choisir entre la hausse des prélèvements fiscaux et le durcissement de l’accès aux prestations, et que des droits définis nationalement s’appliquent différemment dans les territoires.

3. Conclusion : quelles pistes de réforme ?

Comme l’ont montré les travaux du Comité national d’évaluation du RSA (2011), le bilan du RSA est terriblement maigre. L’effet du dispositif sur le taux de retour à l’emploi apparaît au mieux tout à fait marginal et ne concernerait que certaines catégories de ménages. Du point de vue de la lutte contre la pauvreté, les résultats sont à l’avenant, puisque le dispositif misait essentiellement sur le retour à l’emploi et sur l’extension du RSA activité aux travailleurs pauvres. Une micro-simulation, basée sur l’enquête Revenus fiscaux et centrée sur les effets de la composante RSA activité, suggère que le dispositif aurait effectivement fait diminuer le taux de pauvreté de 0,2 point et le nombre de pauvres de 2 % (- 50 000) en 2010 (Comité national d’évaluation du RSA, 2011). Cette micro-simulation suggère que l’ampleur du non-recours explique une bonne part de l’inefficacité de la lutte contre la pauvreté : s’il avait été moindre, 400 000 personnes auraient dû franchir le seuil de pauvreté. Mais le non-recours est largement consubstantiel à la conception du dispositif.

Le terne bilan du RSA tient à la logique d’ensemble du dispositif. Les réformes ont mis en place une politique décentralisée de solidarité publique qui compte à la fois sur l’effort d’insertion des allocataires et sur l’investissement (au sens large) des acteurs locaux. La crise a bien sûr pris à rebours la mise en œuvre du RSA, mais elle a bon dos. Le reformatage du dispositif s’est concentré sur la responsabilisation des allocataires via l’intéressement au retour à l’emploi ; il s’est concentré sur le volet RSA activité plutôt que sur le soutien au revenu et la revalorisation du RSA socle. Le RSA activité, réputé améliorer l’ordinaire des allocataires qui travaillent, est loin d’avoir tenu ses promesses. Les gains des allocataires au retour à l’emploi sont restés la première année inférieurs dans la plupart des cas à ce qu’ils étaient avec l’intéressement du RMI la première année, en particulier pour les mères isolées – et sans tenir compte des frais de garde des enfants. Quant aux travailleurs pauvres, ils ont été peu nombreux à faire la demande du complément d’activité. S’agissant du volet généralisation de l’accompagnement des allocataires, les conseils généraux, dont les compétences relevaient davantage de l’action sociale que de l’emploi, se sont trouvés en difficulté pour l’organiser et mettre en place des partenariats répondant aux besoins d’insertion de leurs publics. Leurs difficultés ont été aggravées par l’inadéquation du dispositif de financement décentralisé conçu en 2004. En intéressant les départements au retour à l’emploi de leurs allocataires, la décentralisation ne leur a pas donné les moyens de financer la prestation ni de mener à bien leur mission d’insertion. Tout autant qu’à une décentralisation des politiques d’insertion, on a ainsi assisté à une décentralisation de la dette.

Quelles sont les pistes de réforme face à un tel bilan ? Une revalorisation significative du RSA socle, d’abord, est indispensable pour ralentir la dégradation de la situation des ménages allocataires les plus pauvres, liée à la dévalorisation des minima sociaux par rapport au SMIC observée depuis le début des années 1990. Couplée à une personnalisation de la prestation [12], cette revalorisation permettrait de donner tout son sens à l’une des ambitions portée par les concepteurs du RMI, celle du devoir de la société d’accorder un revenu de remplacement à tous ceux (femmes et hommes, en couple ou non) qui ne peuvent accéder à un emploi. La personnalisation permettrait avant tout de mieux pallier le durcissement de long terme des règles d’indemnisation du chômage, qui ont fait basculer de nombreux-ses chômeur-se-s vers les minima sociaux, excluant au passage ceux (et surtout celles), « sauvé-e-s » de la pauvreté par le revenu du conjoint, qui vivent dans des ménages dont les ressources sont supérieures aux seuils administratifs. S’agissant des travailleurs pauvres ou à bas salaire, recourir à un minimum social pour lutter contre leur pauvreté est problématique. Lutter contre la pauvreté laborieuse relève en effet avant tout d’autres politiques et nécessite bien plus qu’un toilettage des minima sociaux : des politiques de l’emploi (création d’emplois publics, d’emplois aidés, de dispositifs de formations) pour l’insertion des allocataires, des politiques de revalorisation des bas salaires (hausse du Smic) et de régulation des temps de travail, notamment à temps partiel. De ce point de vue, le récent rapport de la Commission Sirugue (2013) est décevant, car il mise encore sur une réforme des minima sociaux (la mise en place d’une « prime d’activité » d’accès facilité) pour soutenir « les revenus d’activité modestes ». Enfin, s’agissant des politiques d’insertion décentralisées, les réformes de la décentralisation de l’action publique et du service public de l’emploi auraient dû permettre de redéfinir des compétences des acteurs des politiques d’insertion (conseils généraux, Pôle emploi, régions), et de les doter des ressources nécessaires à l’accomplissement de leurs missions. Il est en particulier nécessaire de revoir le financement du RSA, en le liant davantage à l’évolution de la conjoncture économique et en renforçant les mécanismes de péréquation de manière à garantir l’égalité entre les allocataires sur le territoire.

Bibliographie

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Notes

[1Contrairement aux politiques d’activation dont l’objectif est centré sur le retour à l’emploi, les politiques d’insertion ont une visée plus large, d’insertion professionnelle mais aussi sociale (incluant par exemple l’aide au logement, l’accès aux soins, à un mode d’accueil pour les enfants, etc.).

[2Ainsi, la loi Aubry n° 98-657 du 29 juillet 1998 a étendu le mécanisme d’intéressement à l’emploi du RMI. La loi n° 2006-339 du 23 mars 2006 a pérennisé la prime de retour à l’emploi créée en 2005 et instauré un mécanisme d’incitation commun au RMI, à l’allocation spécifique de solidarité (ASS) et à l’API.

[3Les usages de l’API par les allocataires ont cependant été divers, allant de la consolidation d’une identité de mère à la recherche d’emploi pour assurer son autonomie financière (Aillet, 1997). De fait, plus de 40 % des allocataires passaient moins de quatre trimestres dans la prestation et environ 65% cessaient de la percevoir avant la fin de leur période de droits, le plus souvent en raison d’une remise en couple ou de la reprise d’un emploi rémunéré au-dessus du plafond (Afsa, 1999)

[4Celle-ci devient RSA « majoré » pour tenir compte de la situation familiale particulière des parents isolés.

[5« Vous raisonnez comme ma concierge, M. Hirsch ! », Libération, 18 février 2013.

[6Alors que le RSA socle correspond au minimum de base garanti sous conditions de ressources du ménage, le RSA activité désigne un complément qui se combine aux revenus d’activité dans une logique incitative.

[7Il est formaté en sorte que les allocataires conservent 62 % de leur revenu d’activité.

[8Les lecteurs/trices qui n’ont pas fait l’expérience du formulaire sont invités/es à cliquer sur ce lien pour s’en rendre compte : https://www.formulaires.modernisation.gouv.fr/gf/cerfa_13880.do

[9Loi du 13 août 2004, article 49.

[10Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003.

[11Contre 630 en 2003.

[12Cette personnalisation consiste à attacher des droits propres aux personnes, en faisant en sorte que leur protection sociale ne dépende pas des revenus du conjoint.

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