Aux urnes citoyens, oui mais…

lundi 13 mai 2024, par Jean-Marie Harribey *

À quelques semaines de l’élection des députés au Parlement de l’Union européenne, peut-on encore dire quelque chose d’original sur les impasses de la construction néolibérale de cette Union ? Les évènements de ces derniers mois, hélas, répondent à cette question car on croit toucher le fond, non, il y a plus profond que le fond.

Cet article introduit le trente-neuvième numéro de la revue Les Possibles, dont le sommaire est disponible ici.

La guerre de la Russie en Ukraine s’est installée sur le long terme et rebat les cartes de la notion même de défense européenne, tout en rendant encore plus visibles les divergences entre pays membres. De plus, totalement imprévisibles – n’est-ce pas ! – étaient les révoltes des agriculteurs dans plusieurs pays, aveugles aux contradictions du modèle productiviste [1]. Et l’impuissance politique et diplomatique de l’Union européenne est flagrante devant la tragique situation en Palestine : au carnage du 7 octobre a succédé un carnage démultiplié, lesquels fracturent un peu plus la et les gauches en France et ailleurs. Pendant ce temps, le président français se répand en déclarations martiales discutées nulle part en appelant quasiment « aux armes, citoyens », et le chancelier allemand n’a pas d’autre souci que de négocier business avec la Chine qui accroît ses investissements en Serbie et en Hongrie, concrétisant ses « routes de la soie » [2].

Aurait-on l’Europe qu’on mérite ? On ne saurait trop recommander de regarder le documentaire diffusé par Arte le 30 avril, qu’on peut voir en replay, intitulé « Le compromis, Dans les coulisses du pouvoir », réalisé par Fanny Tondre et Yann Ollivier (2024). Le documentaire suit le travail de trois députées, la Néerlandaise Lara Wolters (Alliance progressiste des socialistes et démocrates), la Finlandaise Heidi Hautala (Verts) et la Française Manon Aubry (Gauche unitaire européenne), négociant pied à pied avec leurs collègues politiques adversaires pour faire adopter une loi imposant aux entreprises un devoir de vigilance au sujet du respect des droits humains. Le travail de ces députées est admirable par leur ténacité, par les valeurs qu’elles défendent, leur intelligence des rapports de force, ainsi que par leur lucidité sur les concessions que ces rapports leur imposent [3].

Avant l’échéance électorale du 9 juin prochain, il nous a semblé important d’examiner quelques-unes des questions que les citoyens peuvent se poser au sujet de l’état de l’Union européenne. C’est le thème de notre dossier dans lequel nous abordons essentiellement le sujet du modèle agricole qui se trouve aujourd’hui dans une impasse totale, de laquelle ne veulent sortir ni les agriculteurs-capitalistes trop heureux de capter l’essentiel des subsides de la Politique agricole commune (PAC), ni la Commission européenne qui renonce aux timides avancées du Pacte vert, ni le gouvernement français qui invente chaque semaine une concession de plus à la FNSEA.

Notre dossier [4] s’ouvre par trois contributions de spécialistes des questions agricoles, Thierry Pouch, Marc Dufumier et Daniel Bachet. Tous les trois commentent les contradictions de la PAC et présentent les principes qui permettraient de sortir de son impasse. Ces trois textes sont suivis d’un entretien accordé par la députée Aurélie Trouvé à Alternatives économiques (qui nous a autorisés à le republier) qui propose d’instaurer la fixation d’un revenu garanti pour les agriculteurs.

La pandémie éclatée en 2019-2020 avait montré l’étendue du désastre sanitaire provoqué par l’abandon des productions sur le sol européen des médicaments de base. Les médecins André Grimaldi et Jean-Paul Vernant reviennent ici sur « l’abandon de souveraineté des États » sur les industries pharmaceutiques.

Claude Serfati aborde une autre question, cruciale après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La militarisation de l’Union européenne s’est accélérée
depuis une dizaine d’années. Mais sans résoudre la contradiction entre les préoccupations de souveraineté et d’intérêts nationaux des États-membres et leur appartenance à l’OTAN.

Catherine Withol de Wenden et Marie-Christine Vergiat analysent dans deux textes complémentaires le Pacte européen sur l’immigration et l’asile qui a été adopté au cours de l’hiver par le Parlement européen avec le soutien des forces politiques de droite et du centre.

Enfin, parce que la Sicile fait partie de l’Italie et que celle-ci est membre de l’Union européenne, notre dossier se termine par un article de Martine Boudet sur cette île, qui est aux mains de la mafia, c’est-à-dire du crime organisé et des narcotrafiquants.

La partie Débats de notre numéro s’ouvre par un article du sociologue Alain Accardo qui livre une réflexion philosophique sur le couple « posséder-dominer » ou « propriété-domination », qu’il nomme du mot d’origine grecque « pleonexie », au fondement de l’idéologie capitaliste, dont il conclut : « toutes nos chances de survie honorable ont été saccagées par l’expansion capitaliste ».

Suivent plusieurs recensions d’ouvrages récents. Jean-Marie Harribey associe dans un même texte deux comptes rendus de lecture, l’un sur celui de Michel Aglietta et Étienne Espagne, Pour une écologie politique, Au-delà du Capitalocène, l’autre sur celui de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Comment bifurquer, Les principes de la planification écologique. Pierre Khalfa recense également le livre de Cédric Durand et Razmig Keucheyan. Ce sont des recensions critiques, notamment sur trois points : la probable incapacité des institutions financières à répondre aux exigences de transition, la difficulté à définir des besoins prioritaires, et l’impossibilité de substituer un calcul écologique en nature au calcul économique et donc de se passer des prix pour instaurer une planification écologique.

Patrice Grevet essaie quant à lui de définir ce que pourrait être une combinaison des quantifications en nature et en monnaie. Sa thèse exprime « la nécessité pour une bifurcation systémique d’indicateurs à la fois en nature et monétaires avec appui sur une monnaie dont l’émission serait émancipée de l’accumulation capitaliste. » Il revient notamment sur l’idée d’instaurer une nouvelle comptabilité d’entreprise [5].

Pour terminer cette partie, deux articles complètent des articles des numéros des Possibles précédents. D’abord, Philippe Nikonoff porte à son tour la critique de la proposition de carte carbone individuelle qui fait aujourd’hui débat même au sein des écologistes [6]. L’une des failles de la proposition est de gommer la très grande inégalité de responsabilité dans les émissions de carbone entre les classes sociales.

Ensuite, Jean-Marie Harribey, en rebondissant sur son article du numéro précédent « L’invisibilisation des classes populaires  », apporte une critique du livre du philosophe Emmanuel Renault qui propose d’abandonner le concept d’exploitation et la théorie de la valeur de Marx sur laquelle le concept s’appuie, et de le remplacer par l’expérience des dominations dans une vision intersectionnelle. Mais cette substitution se fait au prix d’une disparition de la centralité du travail comme producteur de la valeur.

Un peu de théorie nous éloigne de l’élection européenne ; beaucoup nous en rapproche, aurait pu dire Jean Jaurès. Car voici ce qu’écrivait Aimé Césaire : « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. Le fait est que la civilisation dite ’européenne’, la civilisation ’occidentale’, telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la ’raison’ comme à la barre de la ’conscience’, cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins de chance de tromper. [7] »

Notes

[1Voir l’introduction à notre numéro précédent 38.

[2Ces lignes son écrites au moment où le président Macron s’apprête à accueillir le président Xi Jinping.

[3La présentation de ce documentaire par Le Monde du 30 avril est accompagnée d’une photo de Lara Wolters et de… Raphaël Glucksmann. Le documentaire ne dit pas un mot du travail de Glucksmann, mais c’est lui que Le Monde met en photo. Le message pour le vote aux prochaines élections est envoyé… Ô rage, ô désespoir…

[4Celui-ci pourra être complété par le livre d’Attac et Fondation Copernic, Leur Europe et la nôtre, Impasse néolibérale ou bifurcation démocratique, sociale et écologique, Paris, Textuel, 2024 ; et par celui de la Fondation Copernic, Pour une écologie de rupture(s), Paris, Éd. du Croquant, 2023, notamment sur la question de la planification écologique.

[5Présentation critique de cette thématique : Jean-Marie Harribey, « Du nouveau dans la comptabilité d’entreprise ? », Blog Alternatives économiques, 21 mars 2022.

[6On se reportera à différents articles, dans l’ordre de parution : Jean-Marie Harribey, Benoît Cogné, Armel Prieur.

[7Aimé Césaire,Discours sur le colonialisme, 4e édition, Présence africaine, p. 44.

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